Écosse : au temps des orphelins déportés
Tout le monde connaît désormais le sort réservé en Grande-Bretagne et en Irlande aux « jeunes filles perdues », grâce notamment à deux films remarquables : The Magdalene Sisters et Philomena. Bien peu de gens ont en revanche entendu parler des « Homers », ces orphelins qui furent naguère déportés dans les îles Hébrides extérieures. Cette pratique a sévi en Écosse durant des décennies. Elle a perduré jusque dans les années 70...
En Écosse comme partout ailleurs en Europe, les orphelins – garçons et filles – étaient autrefois recueillis dans des établissements qui leur étaient dédiés, le plus souvent depuis le 17e siècle. Tel était le cas en Grande-Bretagne. Là, sous la férule d’un chef d’établissement rigide, qu’il soit laïc ou religieux, les orphelins étaient soumis à une discipline de fer et devaient se contenter d’une alimentation sommaire, le plus souvent faite de potées aux choux ou de soupes aux légumes. En cas de manquement au règlement intérieur, les pensionnaires étaient sévèrement battus à coup de trique, avec une rigueur d’autant plus grande que la faute était lourde*. Mais tous parvenaient à s’habituer à ces conditions, tout à la fois spartiates et rudes, moyennant quelques larmes le soir dans leur lit pour les plus jeunes et les plus sensibles. Il est vrai que ces gamins n’avaient d’autre possibilité que de courber l’échine jusqu’au jour où ils franchiraient enfin les portes de l’orphelinat pour n’y plus revenir.
Pour la plupart, c’est vers l’apprentissage d’un métier que les pensionnaires iraient tôt ou tard, en espérant tomber sur un patron humain, point trop brutal et pas trop chiche sur la nourriture. Pour quelques-uns, mais surtout quelques-unes, c’était l’adoption qui les délivrait de cette vie austère. Encore fallait-il qu’ils fussent présentables lorsque des couples aisés en mal d’enfant se présentaient à l’orphelinat pour faire leur choix, contre un don significatif à l’Institution, après avoir pris rendez-vous avec le directeur. Garçons et filles étaient alors lavés, coiffés et vêtus des habits destinés aux fêtes religieuses pour faire bonne impression lors de l’inspection. Mis en présence des visiteurs, ils étaient observés sous toutes les coutures, après quoi leur musculature était palpée et, lèvres écartées, leur dentition examinée d’un œil inquisiteur, comme s’il s’agissait de bestiaux sur un champ de foire ou d’« indigènes » sur un marché d’esclaves.
Il arrivait toutefois que des pensionnaires, les catholiques, quittent l’établissement prématurément sans avoir été adoptés par les bourgeois d’Édimbourg ou de Glasgow. Les directeurs d’orphelinat voyaient en effet d’un mauvais œil ces garçons et ces filles qui n’appartenaient pas à l’Église anglicane. Dispensés des offices, les pensionnaires catholiques étaient contraints de rester durant toute la durée de ceux-ci hors de la chapelle, qu’il vente, pleuve ou neige. On n’était pas à une mesquinerie près ! Qu’à cela ne tienne, les prêtres romains étaient en mesure de sortir ces jeunes de l’Institution pour leur tracer un avenir dans un environnement catholique, et cela avec le soutien du directeur, trop content de voir s’éloigner ces suppôts de la papauté et peu désireux de savoir ce qu’il adviendrait d’eux. C’est ainsi que, de temps à autre, un prêtre venaient prendre en charge des enfants pour les conduire vers leur destin...
À travers les immensités sauvages des Highlands, direction la côte nord-ouest de l’Écosse en train, sous la surveillance de convoyeuses mutiques en ample robe noire et cornette blanche. Arrivés dans un port inconnu d’eux, les enfants étaient confiés au patron d’un ferry, porteurs d’un pauvre bagage contenant leur maigre viatique, et munis d’un carton sur lequel était écrit un simple nom. Après une longue traversée dans les eaux souvent agitées du Minch, les orphelins débarquaient dans un autre port tout aussi inconnu d’eux. Tout juste savaient-ils qu’ils se trouvaient désormais dans les Hébrides extérieures, sur l’île de Lewis et Harris. Comme cela leur avait été demandé par les religieuses, une fois descendue la passerelle, les enfants passaient autour du cou la ficelle qui tenait le carton sur lequel était écrit ce mystérieux nom dont on ne leur avait rien dit. Après un temps plus ou moins long d’attente, une voiture venait les prendre en charge, parfois conduite par un autre prêtre...
Dépossédés de leur propre nom
Le voyage s’arrêtait rarement là, sur ces terres presbytériennes ou anglicanes : il se poursuivait vers le sud et les îles catholiques de North Uist, South Uist, Barra, voire Eriskay, ce bout du monde désolé à la pointe sud de l’archipel, parfois au prix d’une nouvelle brève traversée en bac. Les orphelins regardaient avec une appréhension croissante défiler les austères collines faites de roches nues, de sombres tourbières et de maigres landes où paissaient çà et là des brebis. De loin en loin, apparaissaient quelques modestes habitations exposées aux rudes assauts des dépressions atlantiques. Enfin, la voiture s’arrêtait devant l’une de ces blackhouses couvertes de chaume, plus rarement devant une maison de maître.
Là était le terminus du voyage : recueillis contre une dérisoire aide financière dans l’une de ces maisons par une famille d’accueil, les enfants découvraient ce qui serait leur foyer et leur vie jusqu’à l’âge adulte. Une vie rude et sans joie consacrée : pour les garçons, à l’exploitation des « lazy beds » – de pauvres terres amendées de sillons de goémon –, aux soins et à la tonte des brebis, à la récolte et au séchage de la tourbe ; pour les filles, aux activités ménagères et au filage de la laine destinée à la confection des pulls de tweed.
Le plus choquant aux yeux de ces gamins n’était pourtant pas là, dans cette existence de survie qu’ils n’avaient pas rêvée, mais dans la spoliation de leur identité. Tous devaient en effet abandonner leur propre nom pour prendre celui de leurs parents d’accueil. Seul était gardé le prénom, le plus souvent dans sa version gaélique. Quant à la langue, il fallait également qu’ils l’apprennent, et le plus rapidement possible, les ordres étant donnés en gaélique. Or, toute instruction non comprise se traduisait par une sanction, en général sous la forme de taloches, de coups de trique ou de repas au pain sec, comme à l’orphelinat.
En organisant la déportation de ces enfants dans les Hébrides extérieures, l’Église catholique d’Écosse n’avait évidemment pas pour but premier d’apporter une aide bon marché aux familles d’accueil. En réalité, les prêtres poursuivaient un double objectif : contribuer au peuplement de ces lointaines et isolées paroisses catholiques, et limiter les effets des mariages consanguins si fréquents dans ces rudes contrées. En agissant ainsi, les prélats n’hésitaient pas à tuer délibérément les rêves de ces orphelins en leur barrant presqu’à coup sûr la possibilité d’une éducation émancipatrice pouvant déboucher sur un futur métier à Édimbourg, Glasgow ou Aberdeen. On a nommé ces orphelins déportés les « Homers ». Des garçons et des filles dont les prêtres catholiques ont sciemment dévoyé le destin pour asseoir leur pouvoir sur quelques îles désolées.
Que sont devenus ces Homers ? Sont-ils restés dans les Hébrides, le corps courbé sur les tourbières ou les mains usées par le filage de la laine ? Ont-ils rejoint l’Écosse pour tenter leur chance en louant ici ou là leur dureté à la peine ? Ou bien sont-ils, à l’image de nombreux orphelins britanniques, allés tenter leur chance dans la lointaine Australie ? Sans doute un peu tout cela. Mais une chose est sûre : sans la pièce « Homers » de l’écrivain et dramaturge Iain Finlay Macleod – né à Lewis –, personne ou presque, y compris en Écosse, n’aurait rien su de l’histoire de ces jeunes. Un autre homme de lettres a contribué à faire connaître le sort de ces orphelins : Peter May**. Dans son superbe roman « L’homme de Lewis », l’écrivain décrit le parcours de trois orphelins devenus des Homers, depuis leur entrée dans les murs de The Dean Residence*** à Édimbourg jusque dans les étendues désolées des Hébrides extérieures.
* J’ai moi-même connu cela dans un internat religieux en France. Je l’ai raconté dans un article intitulé Au bon vieux temps des châtiments corporels dans l’enseignement catholique.
** On doit à Peter May un autre superbe roman inspiré par la vie des habitants de Lewis, et notamment une hallucinante campagne de chasse en mer : « L’île des chasseurs d’oiseaux ». Ce roman m’a inspiré un article : Les fous de Sula Sgeir.
*** Cette magnifique bâtisse, construite en 1830, a longtemps abrité un orphelinat. De nos jours, devenue The Dean Gallery, elle est un musée qui abrite les collections dadaistes et surréalistes du National Museum of Modern Art.
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