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Être irrationnel, c’est nier l’importance des processus cachés et inconscients

La décision peut-elle être mise en équation ?

Les linéaires des librairies sont encombrés de livres sur le management et la prise de décision – j’y ai contribué moi-même ! -, les écoles de commerce et autres MBA fleurissent un peu partout à travers le monde, les Directions Générales sont peuplées d’experts ayant parcouru le monde et aguerris à l’analyse multicritère… Bref, tout est en place pour que l’élaboration et la prise de décision soient le résultat d’un processus « scientifique » et « rationnel »… Oui, si on veut, mais….

Pendant des années, l’entreprise Treca, une des leaders dans le domaine du matelas, s’est refusée à entrer dans le marché des matelas en latex. Pour elle, sorti du ressort, pas de salut. Certes, elle était en position de force sur ce segment, mais celui du latex se développait, et sa Direction refusait même d’en discuter. Bizarre, non ? Oui si l’on s’en tient à l’approche « rationnelle » habituelle, mais, si l’on prend le temps de connaître l’histoire de l’entreprise et le sens de son nom, on se donne une chance de comprendre ce qui se passe. Que veut dire Treca ? C’est un raccourci pour Tréfilerie Câblerie : l’entreprise était née autour de son activité de tréfilerie. Le ressort n’était pas seulement un « objet anonyme » qui était là pour assurer le confort des matelas, c’était la raison d’être de l’entreprise, la justification de son nom. S’autoriser à étudier le marché du latex s’était risquer d’abandonner un jour le ressort, prendre le risque de « tuer son père »… Pas facile. Tout ceci était en arrière-plan, dissimulé dans l’inconscient collectif…

Au milieu des années 80, j’ai été chargé de mission à la DATAR (Délégation à l’Aménagement du Territoire et à l’Action Régionale). Je faisais partie de la petite équipe dite « industrielle », celle dont la mission était de contribuer à une meilleure répartition géographique des emplois en France. Nous avions comme leviers d’action les primes à l’aménagement du territoire et l’existence d’une autorisation pour toute extension ou création en région parisienne. Au-delà des critères logiques et connus, nous avions identifié un caché et pourtant finalement « rationnel ». Quel était-il ? La localisation de la résidence secondaire du ou des décideurs… Que se passait-il ? En fait l’analyse « rationnelle » des localisations possibles conduisait la plupart du temps à plusieurs options possibles. Le choix entre elles allait dépendre de la grille de choix et de la pondération entre les différents éléments d’analyse. Or cette grille et cette pondération étaient très largement subjectives et ne pouvaient être déduites d’aucun manuel de management. A ce moment-là, le ou les dirigeants concernés repensaient qu’eux-mêmes, auraient à aller dans cette usine, et que, si elle n’était pas trop loin de leur maison de campagne, ce serait quand même pratique… Évidemment, vous ne trouverez ce critère dans aucun document officiel, mais c’est une réalité…

A son arrivée à la tête de cette grande entreprise, ce dirigeant expérimenté avait eu pour la première fois de sa carrière à faire face à un nouveau secteur d’activités. Pas facile de comprendre la logique de ce secteur : les enjeux technologiques étaient complexes, le jeu concurrentiel mouvant, le rythme des innovations très particulier… En fait, il avait été un peu perdu. Bien sûr, il avait cherché à apprendre le plus vite possible toutes ces nouvelles règles du jeu, mais il gardait une nostalgie du secteur qu’il venait de quitter. Un peu comme s’il regrettait une terre natale… Mais heureusement, son entreprise était prospère et avait à choisir un nouveau domaine d’activités. Rapidement, une évidence s’imposa à lui : le secteur qu’il avait quitté, celui qu’il connaissait si bien, était le bon. Une étude stratégique après, la décision était prise : son entreprise allait s’y développer. Cette décision étonna bon nombre d’analystes, car le lien entre ce nouveau domaine et les activités historiques de l’entreprise n’était pas évident. Mais la signature apposée au bas de l’étude stratégique était tellement convaincante…

L’histoire de l’entreprise, les attentes cachées des décideurs, l’histoire personnelle du dirigeant sont autant de facteurs essentiels dans un processus de décision.

Certains pourraient y voir un problème, une tendance contre laquelle il faut lutter.

Personnellement, je ne crois pas, car cela montre que nous ne sommes pas face à des mécaniques anonymes et inhumaines. Penser que l’on peut tout mettre en équation, ce n’est pas être réellement rationnel : nier la réalité de ces processus, c’est être irrationnel.

Être rationnel, c’est faire face à la réalité des processus cachés et inconscients… et apprendre à en tirer parti.


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14 réactions à cet article    


  • LeGus LeGus 1er juin 2009 10:13

    C’est simple : l’homme n’est pas une créature rationnelle, mais il rationalise a posteriori.
    Il est toujours guidé par ces pulsions en bon animal qu’il reste et construit ensuite un argumentaire pour justifier ces actes comme un être éclairé qu’il prêtent être.


    • Robert Branche Robert Branche 2 juin 2009 21:59

      oui la plupart des explications sont a posteriori, prévoir est un art impossible...


    • Théodore Martial 1er juin 2009 11:52

      @Robert Branche

      Cher Monsieur,

      bravo pour votre fine et paradoxale analyse psychologique des ressorts cachés à l’oeuvre dans les prises de décision.

      Finalement, ne pas pouvoir mettre l’être humain en équations, c’est plutôt rassurant, bien qu’il existe des mécanismes inconscients que connaissent bien certains manipulateurs, et qu’ils actionnent à l’insu de leurs victimes pour les faire réagir un peu comme des automates. Et mieux vaut les connaître pour ne pas en être les jouets.
      C’est ce que j’ai vainement tenté de démontrer dans mon dernier article : « Du danger des anti-sectes ». Je n’ai reçu pratiquement que des réactions « épidermiques » (dues justement à un mécanisme inconscient et inconnu de la plupart, ainsi qu’à un « lynchage médiatique » et systématique du phénomène sectaire)

      Peut-être que ce point de vue, développé dans « Du danger des anti -sectes », retiendra-t-il votre attention ? Je serais heureux d’avoir votre avis là-dessus.

      Bonne journée


      • Robert Branche Robert Branche 2 juin 2009 22:01

        merci pour votre commentaire. Je vaisaller lire votre article... et je met un commentaire !


      • Sébastien Sébastien 1er juin 2009 13:25

        Excellent article. Les motivations cachees sont les plus difficiles a comprendre et ce sont pourtant celles qui determinent une decision.


        • Sylvain Reboul Sylvain Reboul 1er juin 2009 20:51

          Très stimulant article sur, non pas l’irrationalité des décisions, mais sur leurs rationalités multiples et souvent inconscientes qui font déraper, voire contredisent les objectifs affichés.
          L’inconscient ne connait pas la contradiction entre des rationalités hétérogènes non reconnues, voire refoulées. Toute prise de décision apparemment absurde relève de ce type d’analyse. Merci de nous mettre sur la voie.


          • Robert Branche Robert Branche 2 juin 2009 22:18

            je crois qu’effectivement quand une décision nous semble irrationnelle, sa ou ses rationaltiés sont simplement cachées !


          • XF Xavier Faureste 1er juin 2009 23:30

            Merci pour ce billet original et intéressant qui nous change un peu de tous les articles affligeants qu’on peut lire sur ce site.


            • Forest Ent Forest Ent 2 juin 2009 02:12

              Ca me rappelle ce bouquin :

              http://www.amazon.fr/cancres-du-management-Barba-Michel/dp/B0000DSWU5

              publié en 1971.

              Rien de nouveau sous le soleil. smiley


              • Iren-Nao 2 juin 2009 05:22

                @ Robert Branche

                Vous aviez precedemment tendance a assez systematiquement m’agacer, ceci etant largement du a des reactions inconscientes de ma part...

                Mais la je dois vous feliciter sans reserve, c’est un tres bon sujet.

                La preuve je suis d’accord avec vous.

                C’est notre cote esprit scientifique qui nous a fait oublier que la force de l’inconscient c’est du serieux.. 

                Et puis tout vouloir mettre en equation, quelle farce.

                Merci encore.

                Iren-Nao


                • Robert Branche Robert Branche 2 juin 2009 22:21

                  merci de ce commentaire encourageant ! Si voulez vous faire une idée plus complète sur ce que je pense, allez faire un tour sur mon blog !


                • Moristovari Moristovari 2 juin 2009 11:12

                  L’homme moderne n’aime pas le risque. Contre le hasard, il déploie stratégies, sondages, réunions brainstorming. Il lui faut des fiches, des formulaires, des bases de données. Si tout pouvait être fiché, si tous pouvaient rentrer gentiment dans le cadre qu’on leur propose ! Dans cette optique, même l’inconscient devient un facteur aléatoire duquel il faut tirer parti. Mais vous oubliez que le hasard est le facteur de liberté primordial de nos vies.

                  Ce n’est évidemment ni la pensée des technocrates ni celle des néo-Confucius qui dispensent sans honte des leçons de vie creuses comme un bambou chinois.


                  • Robert Branche Robert Branche 2 juin 2009 22:23

                    mais je n’ai jamais dit que le hasard n’existait pas !!! Bien au contraire, c’est au centre de bon nombre de mes article récents sur mon blog : allez lire par exemple cette série à http://robertbranche.blogspot.com/search/label/Evolution


                    • Moristovari Moristovari 3 juin 2009 11:53

                      Il y a erreur : je n’ai jamais dit que vous avez dit que le hasard n’existait pas. Mais cette erreur est révélatrice : nous n’avons pas la même approche.

                      Pour moi, le fond de cet article peut être résumé en une phrase : l’intérêt personnel passe souvent, consciemment ou pas, par dessus toute décision objective. C’est ce genre de phrase qui aurait dû servir de conclusion si le sujet avait été creusé dans une approche réaliste. Mais votre approche est idéaliste, ce qui est très différent, car la recherche du parfait n’est pas la recherche de la vérité. D’où votre conclusion en forme de leçon à retenir et a appliquer : « Être rationnel, c’est faire face à la réalité des processus cachés et inconscients... et apprendre à en tirer parti. »

                      L’approche idéaliste, c’est « nul n’est censé ignorer la loi ». L’approche réaliste, c’est « peu ou prou la connaissent parfaitement ».

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