Lincoln et Obama : de la comparaison et de la ringardise de l’histoire en politique
Obama s’est souvent comparé à Lincoln pendant la campagne, et place sa cérémonie d’investiture sous les auspices de l’un des Pères Fondateurs de la Nation américaine. Entre les États-Unis et la France, la comparaison aux grandes figures n’est pas la même, curieusement, alors que notre histoire est plus chargée que celle de la jeune Amérique.
Tchou-tchou le petit train. Samedi, Barack Obama, en route vers l’investiture à la présidence des États-Unis, a choisi de faire le trajet de Philadelphie à Washington en train, en suivant le même chemin qu’Abraham Lincoln au moment de son investiture en 1861. Ce n’est pas la première ni la seule marque d’identification à celui qui, avec George Washington, figure parmi les hommes politiques dont l’Amérique est la plus fière et qui a eu l’honneur de voir son visage sculpté dans le célèbre Mont Rushmore. Déjà pendant la campagne à l’investiture démocrate, puis lors de la campagne présidentielle, la stratégie d’Obama a été d’une certaine manière lincolnienne. Son discours axé sur la Nation américaine, sa posture affichée de rassembleur de la Nation, et sa ferme volonté de dépasser tous les clivages qui coupent la Nation américaine en plusieurs parts et grèvent son essor toujours plus florissant, le rapprochent de Lincoln s’engageant en 1858 sur la question de l’esclavage, en prévenant qu’elle menace de désunir le pays, et que l’union du peuple américain doit absolument primer sur tout autre question subalterne comme l’esclavage.
D’ailleurs, Barack Obama admet sans peine que Lincoln est un de ses modèles politiques. « Il y a une forme de sagesse et d’humilité dans son approche de la gouvernance, même avant qu’il ne devienne Président, que j’ai trouvée utile », a-t-il déclaré à CBS l’année dernière. Que cette déclaration relève de la posture ou de la conviction, restera toujours du domaine de la spéculation. Certes, Lincoln était Républicain. Certes aussi, à l’inverse de l’histoire politique française, le bipartisme américain n’a guère changé depuis les origines : nombreux en France furent les hommes politiques idéologiquement proches de positions modérées et centristes que gauche, centre et droite de gouvernement peuvent aujourd’hui revendiquer comme ayant été la forge de leur pensée et de leur engagement. Mais après tout, les hommes politiques valent autant par les idées qui sont les leurs que par leur approche de la chose publique et de l’engagement, qui relèvent plus des valeurs humaines, transcendant, elles, pour le coup, les clivages politiques. En France, Charles de Gaulle et Pierre Mendès France sont entrés dans une rivalité politique sans précédent en 1958 au moment des débats sur la présidentialisation de la Ve République : Pierre Mendès France n’a jamais manqué de souligner les dérives autoritaires du pouvoir présidentiel, attaquant frontalement De Gaulle après avoir été son ministre dans le Gouvernement provisoire de la République Française. Et pourtant, Pierre Mendès France figure parmi les hommes politiques que le Général a le plus admirés de sa longue carrière.
La comparaison : une technique politique éprouvée
Se comparer à un homme politique, aîné de soi-même de préférence, est vieux comme Hérode. Elle est pratiquée dans toutes les formes de régime. Elle est par exemple particulièrement prisée en monarchie, quand les putschs violents provoquent des changements subits de dynastie. Dans l’empire achéménide, au Ve siècle avant Jésus-Christ, le roi Darius Ier qui accède au pouvoir après un coup d’État, se place dans la droite ligne du fondateur de la dynastie achéménide, Cyrus II, en inventant un lien de filiation dynastique et en le scellant par la gravure d’une fresque au creux d’un rocher.
Il s’agit de capter les vertus de celui à qui on s’identifie. Cela marche par exemple magnifiquement bien dans le cadre des successions politiques ou des parachutages. Quand on est la cinquième roue du carrosse, mieux vaut jouer la carte de la continuité et de la filiation (symbolique, naturellement) que de tout fouler aux pieds et de vouloir ignorer le passé. Naturellement, lorsque la filiation est unilatéralement revendiquée (comme c’est le cas d’Obama avec Lincoln, mort depuis plus d’un siècle), elle n’a pas le même poids que lorsqu’un aîné adoube officiellement son poulain en le reconnaissant comme son fils politique. Mais la stratégie de base est identique.
Il peut aussi s’agir de vouloir chasser sur les terres adverses. En partageant les idées sur certains sujets d’un homme politique ordinairement classé hors de sa sphère d’influence politique, on adresse un signe aux électeurs de l’autre camp : je suis susceptible de gouverner avec des idées et des mesures que vous partagez. C’est une forme de séduction par la comparaison. Mais il peut aussi s’agir d’une pure manœuvre de déstabilisation. Quand Nicolas Sarkozy, pendant la campagne présidentielle, vole au PS Jaurès, figure tutélaire et panthéonique de la gauche française, ce n’est sûrement pas parce qu’il partage certaines de ses idées. C’est pour mettre le PS en branle-bas de combat, susciter indignations et railleries, et montrer l’image d’un PS incapable de se déterminer clairement idéologiquement. De même pour Guy Môquet, jeune communiste dont le PCF, qui s’est appelé à tort après la guerre le « parti des soizante-quinze mille fusillés », a toujours rendu honneur et conçu de la fierté. Il y a certes dans Guy Môquet certains arguments d’ordre national à plaider, mais des fusillés non communistes, il y en eut pendant la guerre, et des moins polémiques.
En France, l’histoire est ringarde
Ce qui étonne, c’est qu’Abraham Lincol, même 144 ans après sa mort, ne soit pas remisé au placard de l’histoire aux États-Unis, mais soit à l’inverse un homme politique encore très respectable dont on peut se réclamer sans craindre de verser dans le débat historique. C’est comme si en France, chacun saluait un homme politique se réclamant de Léon Gambetta, en étant capable d’acquiescer avec évidence parce que l’on connaît un brin du parcours du modèle aîné !
En France, à l’inverse, les comparaisons historiques sont à court terme. De Gaulle est déjà ringard. On ne salue pas en lui l’homme politique, mais le vainqueur, l’âme de la France pendant la guerre. Le PS revendique du bout des lèvres le Front populaire. Pour Bayrou, le modèle le plus ancien, c’est Georges Bidault. A droite, les modèles historiques sont muets. Il faut dire que la droite après 1945 a été sérieusement laminée, surtout la droite traditionnelle que représentait la Fédération républicaine, dont la plupart des membres se sont échoués sur le récif de la collaboration. Les héritages d’Emile Combes (laïcité), de Waldeck-Rousseau (unificateur de la Nation pendant l’affaire Dreyfus), de Poincaré et des autres hommes politiques de la IIIe République qui ont contribué à forger la Nation française dans ce qu’elle est aujourd’hui, sont encore à prendre. Mais ils ne font pas recette.
A l’inverse des États-Unis, qui prisent particulièrement les sujets de fond qui prêtent le flanc à des introspections historiques, comme le sens de leur Nation, leur rapport à l’histoire, la définition de leur peuple, la France élude soigneusement ce sujet lors des grandes consultations électorales. Cela est revenu sur le devant de la scène pendant les dernières présidentielles avec la question controversée de l’immigration et du legs rousseauiste que revendique encore notre modèle d’intégration nationale (la patrie des Droits de l’homme). Mais en matière de Droits de l’homme justement, lorsque Khadafi pose ses valises à Villacoublay, le silence se fait. Ou alors, des protestations médiocres affleurent, mais rien qui puisse donner sens et prendre à témoin l’opinion.
Mais peut-on réellement blâmer les hommes politiques ? Aujourd’hui, un homme politique qui se lancerait dans une dithyrambe sur les radicaux-socialistes ou les centristes de droite qui ont tous deux contribué à façonner le pays pendant la première moitié du XXe siècle, passerait pour un illuminé. Il parlerait dans le vent. L’histoire contemporaine française est trop mal connue. Entre Napoléon Ier et Verdun, il n’existe rien. Et entre Verdun et Pétain 1940, rien non plus. C’est seulement après 1945 que nos souvenirs reviennent. Mais il ne s’agit pas d’histoire, mais de mémoire.
Barack Obama donne un exemple frappant à la France : celui d’une Nation qui n’a pas peur de se lancer dans ces grands sujets de fond qui sont capables de ranimer un peuple et qui prise encore ceux qui furent les Pères de la Nation.
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