Caparaçonnés …
Le refus de l'accueil
Il fait un froid de canard, de ceux que l’on dit à pierre fendre et qui proposent un décor sublime sur la Loire. Celle-ci charrie des fleurs de glace, les arbres sont couverts de givre, les piétons se hasardent délicatement sur des trottoirs devenus de véritables patinoires. L’hiver, comme il est naturel à cette époque de l’année, a pointé le bout de son nez derrière une solide écharpe.
Comme il se doit, j’arrive de bonne heure dans mon association caritative. Je retrouve le chemin de la cuisine afin de préparer des repas à tous ces gens qui sont en situation de précarité. Vous connaissez depuis que je vous en parle ce public disparate, de tous âges, de toutes origines. Ils sont là, bien plus tôt qu’à l’accoutumée, recherchant un peu de chaleur dans le hall d’entrée.
Ils sont très nombreux ; ils attendent le petit déjeuner, à moins qu’ils ne soient en quête d’un peu de chaleur. Ils sont agglutinés, se partageant le peu d’espace que nous pouvons leur offrir. Je les salue sans pour autant m’empêcher d’effectuer une remarque silencieuse, une réflexion que je me garde bien d’exprimer : « Ils ont tous, sans exception, conservé manteaux et couvre-chefs ! »
C’est d’ailleurs à ce petit détail, à une exception près sans doute, que l’on distingue les bénévoles de nos bénéficiaires. Les uns ont déposé leurs manteaux, bonnets, gants au vestiaire. Les autres restent engoncés dans leur caparaçon. Ils ne le quitteront pas d’ailleurs de la matinée, prenant ainsi leur petit déjeuner, puis, attendant de nouveau l’heure du repas qu’ils prendront, lui aussi, en gardant leur carapace extérieure.
Ils se protègent, non plus du froid mais des autres ; de la peur sans doute de se faire dérober un vêtement ou bien des papiers. Ils sont dans l’état de retourner immédiatement à la rue, ne distinguent plus le dedans du dehors, se refusent à se laisser aller à cet accueil qui leur est offert. Comment le leur faire comprendre ? Ils auront à subir le choc du froid glacial quand il faudra bien qu’ils se résolvent à quitter ce refuge provisoire … C’est absurde mais c’est ainsi.
À bien y réfléchir, ils n’agissent pas différemment des élèves dans nos collèges qui refusent obstinément de quitter leur blouson en entrant en classe. J’ai toujours mené cette bataille, refusant de céder à cette facilité pour avoir la paix, j’ai souvent vu des classes entières où des collègues avaient renoncé à faire entendre cette exigence élémentaire pour se sentir en capacité de travailler.
Ne pas quitter son manteau au restaurant social comme à l’école, au cinéma comme dans la salle d’attente d’un hôpital ou d’un médecin c’est certainement un marqueur social sur l'incapacité à être ensemble, à être en confiance dans des lieux publics chauffés. Le syndrome du transit permanent s’exprime dans ce comportement qui est de plus en plus fréquent. Il se trouve même des gens qui ne retirent plus leur armure quand ils vont chez des amis...
Que nous dit ce comportement ? J’avoue m’interroger tout autant que m’inquiéter. Notre société est malade, elle sort de la confraternité. L’autre est un ennemi potentiel : il peut à tout moment nous mettre en danger. Conserver son manteau c’est le mettre à distance, c’est ne jamais accepter de s’installer de se poser en dehors de sa petite bulle protectrice. C’est tout autant ne jamais être bien, détendu, en capacité d’apprentissage ou bien de partage. C’est aussi pouvoir partir à tout instant ; comme s’il était désormais impossible de se sentir bien ailleurs que chez soi.
Tout en écrivant ceci, j’en viens à me souvenir avoir vu des vedettes, des personnalités qui, elles aussi, reçues sur un plateau de télévision, usent de la même stratégie : blouson sur le dos, casquette vissée sur le crâne : en transit tout autant qu’en représentation. Les studios ne sont-ils donc pas chauffés ? Le phénomène gagne donc toutes les couches de la population : la distance s’impose entre les gens ; la fraternité n’est plus à l’ordre du jour.
Ne plus se frôler, ne plus se toucher ; l’autre est un ennemi potentiel ; d’ailleurs, les élèves ne cessent de hurler leur refus du contact : « Tu ne me touches pas ! ». La proximité est devenue une insanité, la tendresse une indélicatesse, le toucher un crime. L’humain effectue sa mue ; il mute lentement, inexorablement, dans l’ordre des crustacés.
Je me pince ! Je délire sans aucun doute. Pourtant tout devient possible dans un monde qui s’effondre, qui se perd en inhumanité. Les caparaçons sont désormais indispensables. Je dois être un de ces derniers furieux qui se dévêt dès qu’il entre quelque part. La camisole me guette !
Couverturement leur.
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