Christiania, crépuscule d’une communauté
Alors que Joseph Stiglitz vient de remettre son rapport à Nicolas Sarkozy, certains médias se penchent sur la vieille Europe pour essayer de trouver les traces d’une culture du bonheur. Tout naturellement, ils se tournent vers la Scandinavie, et notamment vers le Danemark où les valeurs humanistes ne sont pas un vain mot. La preuve : la persistance depuis 1971, au cœur de la capitale danoise, d’un squat géant, la « commune libre de Christiania », héritage des utopies du mouvement hippie. Une expérience totalement inimaginable en France !
Christiania a été fondée en 1971 par une centaine de chômeurs et de hippies, à proximité du port, dans les friches et les fortifications militaires de Bådmandsstræde, abandonnées deux ans plus tôt par leur garnison. Jeunes et majoritairement de sexe masculin, les squatteurs investissent une partie des locaux, très largement dégradés par les pillards depuis le départ de l’armée, ou installent des roulottes au milieu des herbes folles du site. Pourquoi ce nom de Christiania ? Selon certaines sources, ce sont les squatteurs Norvégiens qui suggèrent, et obtiennent de la communauté embryonnaire, que la toute nouvelle « commune libre » soit baptisée ainsi en hommage à l’ancien nom d’Oslo. Selon d’autres sources, il s’agit tout simplement d’une référence au quartier portuaire tout proche de Christianshavn. Quoi qu’il en soit, un drapeau est créé : trois boules jaunes sur fond rouge censées représenter on ne sait plus trop bien quoi, les principales hypothèses désignant les boules du jongleur ou les trois points qui surmontent les « i » de Christiania.
En quelques mois, la population de la ville libre augmente rapidement, boostée en vue de l’hiver nordique par de réels problèmes de logement dans la capitale danoise, mais surtout par un article mémorable de Jacob Ludvigsen : « Émigrez avec le bus n°8 ». Écrit en octobre dans la revue alternative Hovedbladet, il draine de nombreux libertaires et hippies vers les fortifications. Dès lors, la nécessité d’organiser la commune libre s’impose aux « Christianites ». Un règlement intérieur voit le jour et, tout naturellement, l’esprit égalitaire qui prévaut dans la communauté impose à ses membres des décisions majoritaires prises au cours d’une Fællesmøde (assemblée générale). Difficile toutefois d’organiser une AG à chaque fois qu’un problème local se pose. Les Christianites créent donc une hiérarchie de décision à trois niveaux : la Husmøde (assemblée de maison), la Områdemøde (assemblée de quartier), la Fællesmøde étant réunie uniquement pour les questions d’intérêt général ou les arbitrages de différends non résolus aux niveaux inférieurs.
L’odeur âcre du haschich
En théorie, tout fonctionne plutôt bien. En pratique, c’est nettement moins évident, et des conflits éclatent ici et là, plus ou moins bien arbitrés par les møder. Le problème principal de Christiania n’est toutefois pas là, mais dans les inévitables dérives que la consommation de drogue, totalement inhérente au mode de vie de la communauté, a engendrées. Un véritable commerce s’installe peu à peu et de nombreux consommateurs extérieurs viennent s’approvisionner dans la commune libre auprès des vendeurs de la célèbre Pusher Street (rue des trafiquants). S’approvisionner en haschich, mais aussi en drogues dures, et notamment en héroïne. À tel point que les autorités envisagent dès 1976 la fermeture de Christiania. Une décision d’arrêt définitif de l’expérience alternative est d’ailleurs prise en février 1978 par la Cour suprême. Mais c’est compter sans le goût marqué des Copenhaguois pour la liberté : une grande manifestation de soutien à la ville libre de Christiania est organisée et réunit des milliers d’habitants de la capitale sous les murs du Folketing (le parlement danois) pour soutenir cette expérience alternative sans précédent. Exactement comme si des milliers de Parisiens descendaient dans la rue pour soutenir la pérennité, au cœur de la ville, d’un squat géant équivalant grosso modo aux iles Saint-Louis et de la Cité réunies ! Les pouvoirs publics danois cèdent à la vox populi humaniste, mais exigent en contrepartie des Christianites l’éradication définitive des drogues dures. Le message est entendu et provoque, en 1979, la Junkblokaden, l’expulsion définitive de Christiania des drogues dures et de leurs vendeurs.
Durant des années, l’expérience se poursuit, enrichie par de nouveaux arrivants qui, à l’apogée de la commune libre, portent la population de Christiania à près de 3000 habitants. Au fil du temps, les roulottes se raréfient et les Christianites retapent des casernements et construisent, en toute illégalité, des maisons résolument écologistes, parfois faites de bric et de broc, parfois empreintes d’une réelle créativité ou d’une indéniable poésie. Quelques antennes de télévision apparaissent ici et là, mais l’esprit libertaire continue de dominer. Les concessions au mode de vie extérieur sont d’ailleurs rares, à l’image des voitures, bannies de Christiania au profit des vélos et des triporteurs. Parallèlement aux maisons, de nombreux équipements collectifs voient le jour au fil du temps : théâtres, bistrots, restaurants et boutiques de petit artisanat, tous vecteurs de la pensée anarcho-hippie qui a prévalu à la création de Christiania, le plus célèbre établissement étant le fameux bistrot Mannefiskeren (Le pêcheur de lune) où se tiennent encore des concerts très prisés par la jeunesse copenhaguoise.
Tout cela ne va pas sans remous ni difficultés avec des autorités danoises qui, dès le début des années 90, veulent « normaliser » la commune libre. Certes, le gouvernement lui a reconnu le titre de « zone d’expérimentation sociale ». Mais au prix d’importantes concessions des Christianites : arrêt définitif des constructions sauvages et paiement d’une TVA par les établissements commerciaux établis sur le site. L’esprit du début évolue insidieusement et, bon gré mal gré, Christiania se transforme progressivement en attraction touristique (2e site national après le parc Tivoli !). Rien ne change toutefois sur le plan de la drogue qui constitue toujours le principal produit d’appel comme en témoigne l’âcre odeur de cannabis qui saisit la gorge des visiteurs à leur entrée dans la commune libre.
Un crépuscule annoncé
Aujourd’hui, Christiania compte environ un millier d’habitants, dont quelques-uns de ses habitants d’origine. Après de longues années d’un relatif statu quo, la ville libre doit désormais faire face à une volonté d’éradication sans précédent de la part des pouvoirs publics. Il est vrai que l’histoire du squat a été marquée par de nombreux problèmes, non seulement de drogue, mais aussi de rixes et d’agressions sexuelles commises au sein de la communauté ou sur des visiteuses. Menacés dans la survie de leur communauté, les Christianites ont, sous l’impulsion des aktivister (frange politisée de la communauté), définitivement renoncé en 2005 à la vente « officielle » de haschich et, en signe de bonne volonté, détruit les stands de Pusher Street (à l’exception de l’un d’eux, désormais exposé au Musée national danois). Une initiative jugée toutefois insuffisante par les autorités car les trafics ont continué sous le manteau non seulement au cœur de Christiania, mais dans les quartiers environnants où ils ont essaimé. Conséquence : la machine administrative, symbolisée par un nouveau plan de normalisation établi en 2004, est désormais en marche. Les Copenhaguois, fatigués des dérives, se montrent cette fois-ci nettement moins solidaires que dans le passé. D’autant moins que la sympathique pensée anarchiste des origines s’est délitée, polluée par quelques intérêts commerciaux, par la conversion des jeunes à la culture hip-hop et par le départ de la majorité des pionniers.
Le 1er janvier 2006, Christiania a perdu la reconnaissance officielle de son statut de « commune libre ». Et en mai 2007, une première maison a été détruite, non sans heurts violents avec la police. D’autres destructions devraient en principe suivre, sous la pression de promoteurs immobiliers et du ministère de la Défense qui entend récupérer son bien pour le mettre à la disposition des pouvoirs publics dans le cadre d’un vaste projet de réaménagement. Mais le gouvernement hésite à passer à l’acte car, malgré la déliquescence de son esprit d’origine, Christiania reste malgré tout un symbole identitaire fort et bénéficie du soutien intéressé de la plupart des médias qui trouvent là une matière de reportage inépuisable. Sans doute la commune libre devra-t-elle composer et accepter la rétrocession d’une part de son territoire en contrepartie d’un statut protégé de ville-musée pour le cœur du squat, ses étonnantes maisons, ses commerces alternatifs et ses multiples wall-pintings. Cela marquerait assurément la fin programmée d’une étonnante expérience…
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