Comment exploiter (légalement) les stagiaires ? Lisez Capital !
Depuis plusieurs années, le nombre de stages connaît une croissance exponentielle.
Jusqu'où exploiter (légalement) les stagiaires, tel est le titre d'un article écrit par Pierre Alban Pillet dans le numéro de décembre du magazine Capital. Tout le contenu éthique de son article tient dans cette précision donnée entre parenthèse : exploiter, certes, mais pourquoi s'en priver, puisque c'est tout à fait légal.
Ainsi, se suivent les témoignages de recruteurs sans complexe, tout à fait disposés à exposer les avantages de ce système. Par exemple, Pascale Pailhé, qui assume son point de vue et "qui ne s'en cache pas", et qui sait "parfaitement tirer parti de son bataillon de jeunes issus d'école de commerce ou d'ingénieur", dixit Pierre Pillet. Lorsqu'elle cherchait un volontaire pour une tâche ingrate, explique Pascale Pailhé, "tout le monde baissait les yeux, sauf les stagiaires. (...) Non seulement ils étaient prêts à le faire sans discuter, mais en plus ils étaient contents."
Car c'est bien la moindre des choses, et la base d'un management réussi, que d'avoir des (sous)-employés heureux. Depuis, Madame Pailhé " a monté le cabinet de coaching Mentora". Sans doute coache-t-elle à présent des ex-stagiaires sans emploi pour qu'ils continuent à se faire exploiter avec le sourire.
Mais continuons. Monsieur Pillet a le mérite de la franchise : "dans tous les secteurs", écrit-il, "et singulièrement les secteurs à forte densité de matière grise, le stagiaire est devenu la figure incontournable du serrage de coût. Les statistiques sont là pour le confirmer : nos entreprises devraient en accueillir cette année environ 1 million, contre 800 000 en 2005, selon les estimations du Conseil économique et social". Un million de stagiaire, pour deux millions d'étudiants, n'est-ce pas absolument démesuré ? Absolument pas, car Pierre Pillet nous rassure : "Rapporté au 2 millions d'étudiants en France, cela peut sembler beaucoup. Mais des jeunes déjà diplômés s'inscrivent à des formations fictives ! certains établissements, véritables coquilles vides, n'ont même été créées que pour ça."
Ah, les vilains établissements ! Ah, le scandale de l'inscription aux formations fictives ! Cela méritait bien une phrase exclamative bien placée. En voilà, de l'indignation salutaire ! Le problème est donc là, ne cherchez pas plus loin.
Pierre Pillet enchaîne en reconnaissant que "cette main d'oeuvre qualifiée et low-cost présente tous les avantages", et en énonçant lesdits avantages : corvéable à merci, non soumis explicitement aux 35 heures selon la loi, un coût qui n'excède pas 417 euros par mois...et, pour couronner le tout, un contrat "ultra-flexible" : "on peut le prendre six mois et renouveler sa convention de stage d'autant, sans avoir à justifier quoi que ce soit !" (remarquez l'usage, à nouveau, de l'exclamation, qui semble de toute évidence être la marque d'un grand enthousiaste de la part du journaliste). Il conclut : "Bref, et très cyniquement, on peut dire que l'abus de stagiaire n'est pas dangereux. A condition toutefois de ne pas dépasser certaines bornes."
Pierre Pillet, par un tour rhétorique, reconnaît son cynisme avec une honnêteté qu'il convient de souligner pour aussitôt prodiguer des conseils pratiques. Ne vous attendez pas à trouver des conseils pour protéger le stagiaire, comme le droit du travail peut protéger le travailleur. Que nenni : il s'agit, comme l'indiquait le titre, de savoir exploiter son stagiaire en respectant les limites de la légalité - loi qui, comme on s'en aperçoit de plus en plus, ne protège absolument pas le stagiaire des abus.
L'article est long (tant d'avantages pour un seul statut, et en toute légalité, ça fait rêver...). Je laisserai le plaisir à mes éventuels lecteurs de le découvrir en détail, en indiquant le lien de la page en cache à la fin de cet article. Voici un résumé des principaux points et les plus beaux passages :
1. Un point positif : le manager peut "les faire trimer sans avoir recours à la pointeuse". Dans certains cabinets de consultants ou banques, les stagiaires "peuvent même fréquemment finir à minuit ou au-delà. Rien d'illégal là-dedans."
2. "Leur durée de travail n'est pas directement réglementée. " Et c'est un avocat qui l'explique. Il faut juste prendre quelques précautions, tout de même ! "Préciser dès le départ, dans la convention, la durée hebdomadaire maximale de présence dans l'entreprise, y compris la nuit ou un jour férié si nécessaire." Un contraignant et vilain décret du 29 août 2010 a rendu cette précision obligatoire....
3. Pour le repos, "même topo : la loi est muette". Donc l'employeur peut choisir à sa guise d'accorder ou non des congés. "Légalement, n'ayant pas de contrat de travail, notre petite main n'a droit à rien, pas même au RTT, quand bien même elle resterait six mois ou un an." Et oui, il ne faudrait pas trop en demander, quand même.
4. La gratification officielle, rappelons-le avec Pierre Pillet, est de 417 euros par mois, soit, remarque notre journaliste qui a le sens du calcul, "2,47 euros de l'heure s'il ne travaille pas plus de 35 heures. A peine plus cher qu'un ouvrier chinois !" Encore une phrase exclamative. Je l'ai pensé, je n'aurais pas osé la comparaison, mais Pierre Pillet l'a écrit : "à peine plus cher qu'un ouvrier chinois". N'allez pas en Chine, la Chine vient à vous !
5. Pour les motiver (car on sait bien, si l'on connaît la pyramide de Maslow et autres théories de la motivation, combien la motivation est importante pour le rendement du travail !) on peut "leur faire miroiter une prime de fin de stage". C'est "sans engagement". Pas de risque et retour sur investissement maximum !
Faut-il vraiment poursuivre ? D'autres conseils pratiques suivent, afin de rester dans le cadre fixé par la loi : éviter de les inscrire dans un planning, "noyer le poisson" afin de dissimuler le fait que le stagiaire fait en réalité le travail que pourrait accomplir un employé payé au tarif légal... Mais il suffit de quelques précautions, et le tour est joué.
La référence en fin d'article au collectif Génération Précaire est le couronnement de l'article. Le journaliste nous laisse un instant croire qu'il se soucie des conditions de travail des stagiaires lorsqu'il évoque les "Prix du cynisme", décerné à BNP Paribas et le prix de l'exploitation à Danone. Mais nous sommes très rapidement rassurés sur le véritable positionnement de Pierre Pillet :
"A la décharge de ces deux groupes, il faut souligner qu'une mise en situation vaut souvent bien mieux qu'une batterie de tests pour jauger le talent d'une éventuelle recrue."
Peut-être, mais il oublie de préciser que le stage est rarement un passeport pour une embauche, puisqu'un stage ouvre souvent vers... un autre stage. Si l'on en croit cet article de l'Apec, en 2005, "56 % des jeunes diplômés avaient trois stages ou plus à leur actif, contre 42 % auparavant. de plus, alors qu'en 2000, un seul stage présentait déjà un bénéfice quant à l'accès à l'emploi, en 2005 il faut au moins deux stages."
Et puis, à lire l'article, on se rend compte que sont davantage exposées les conditions légales d'une "mise en exploitation" que celle d'une "mise en situation".
Le plus amusant est réservé pour la fin. L'article se trouve dans la rubrique "Carrière". Capital a sans doute le sens de l'humour, et notre journaliste le sens de la formule : "Stagiaire rime avec précaire, mais aussi avec carrière."
L'intégralité de l'article est disponible ici (page 1) et là (page 2). Preuve, s'il en est, qu'on peut affirmer ouvertement aujourd'hui que, oui, le stagiaire est un sous-employé à peu de frais. Ne serait-il pas temps d'y réfléchir ?
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