Outreau, Clearstream et les propositions du Conseil supérieur de la magistrature
Alors qu’on oublie très rapidement le concret de l’affaire d’Outreau, que le roman-feuilleton Clearstream accapare les médias et que tout compte fait, le seul juge mis sur la sellette semble être Renaud van Ruymbeke, le Conseil supérieur de la magistrature (CSM) avance des propositions dans lesquelles la seule thématique réelle porte sur le partage de prérogatives entre le CSM et le pouvoir exécutif. Les justiciables et les citoyens sont à la fin, comme d’habitude, les grands marginalisés de ce débat sur la Justice. Il fallait s’y attendre, mais cela ne doit pas empêcher le citoyen de base de formuler ses propres propositions et de placer les parlementaires devant leurs responsabilités.
Outreau est une affaire où le "petit peuple" s’est trouvé sans défense réelle face à la puissance des institutions judiciaires qui lui ont infligé sans raison valable un total de 25 ans de détention. Rien moins. Dans Clearstream, au contraire, le juge van Ruymbeke était confronté au milieu d’affaires, aux intérêts de multinationales, au sommet du monde politique... Les deux situations sont de toute évidence complètement différentes sur le plan du fonctionnement de la Justice. Qualifier Clearstream d’ "Outreau politique", comme certains l’ont fait, est un contresens. Se servir d’Outreau pour évoquer le "droit de la défense" dans les affaires de blanchiment impliquant des sociétés et des personnes influentes l’est également.
Je ne m’étendrai pas plus que nécessaire sur ces questions, que d’autres internautes ont déjà abordées. Mais force est de constater qu’il a fallu que le scandale d’Outreau éclate au grand jour pour que le Conseil supérieur de la magistrature soit amené à proposer sa propre réforme, et que c’est en pleine campagne médiatique sur Clearstream qu’il diffuse son rapport annuel. Les propositions du CSM, rendues publiques le 19 mai, nous obligent à rappeler quelques aspects des deux affaires.
Le CSM propose aux pouvoirs exécutif et législatif un marchandage sur les prérogatives : moins de magistrats, plus de pouvoir et d’indépendance... Quel rapport avec une quelconque analyse des problèmes de la Justice mis en évidence par l’affaire d’Outreau ? Mais le citoyen peut être tenté de soulever une question très différente : pourquoi un Conseil supérieur de la magistrature, et pas un Conseil supérieur de l’ordre judiciaire (CSOJ) avec une participation des citoyens et une écoute directe des justiciables ? Autrement dit, pourquoi les magistrats et leurs tutelles politiques seraient-ils les seuls protagonistes des affaires de la juridiction de l’ordre judiciaire ? Pareil, d’ailleurs, pour la juridiction administrative, qui sait se faire plus discrète. L’objection classique consiste à dire que les citoyens sont des "parties" dans les affaires de Justice, mais le monde politique qui participe très directement au CSM n’est-il pas lui-même devenu un habitué des tribunaux ? Et ce sont souvent des avocats qu’il nomme à cette instance...
La participation des citoyens aux activités d’un Conseil supérieur de l’ordre judiciaire peut être difficile à organiser, mais elle n’en est pas moins nécessaire. J’invoque pour preuve un avis du CSM du 11 mars 2004 , http://www.conseil-superieur-magistrature.fr/actualites.php?id=6 , émis trois mois avant le début des audiences de première instance de l’affaire d’Outreau. Un texte qui, avec tout le respect dû à ce Conseil, peut choquer le justiciable de base. A cette époque, pour le CSM, il n’était pas question d’envisager la moindre autocritique réelle de la magistrature. Bien au contraire, dans cet avis "sur les mesures qui pourraient être prises pour mieux garantir l’autorité judiciaire contre la mise en cause injustifiée de tel ou tel de ses membres", le CSM va jusqu’à écrire : " Les demandes répétitives en récusation ou en renvoi peuvent être dirigées contre un même juge ou une même juridiction, de façon quasi obsessionnelle, par un justiciable particulièrement vindicatif, voire déséquilibré ". Le "petit justiciable" ne peut que regretter l’emploi, de la part d’une instance censée faire preuve de la plus grande sérénité, de mots tels que : "quasi obsessionnel", "vindicatif", "déséquilibré"... Et si, tout simplement, le justiciable avait le droit d’exprimer une et cent fois un point de vue différent de celui des juges, sans être pour autant un obsédé, un vengeur, un déséquilibré... ? Les phrases citées ne sont d’ailleurs qu’un exemple du ton général de l’avis du CSM du 11 mars 2004 qui examine même les possibles mesures répressives contre les auteurs des récusations.
Il est bien connu, malheureusement, que l’un des membres du CSM, au moment où cet avis a été rédigé, était conseiller à la Chambre de l’instruction de la Cour d’appel de Douai et avait participé au rejet des demandes de mise en liberté des détenus de l’affaire d’Outreau (notamment, plus de cent recours de l’abbé Wiel). Précisément, n’aurait-il pas été préférable que la récusation et la suspicion légitime jouent pleinement leur rôle dès que des indices de partialité ou de préjugés (une forme de partialité) de la part des magistrats ont pu être décelés par les avocats ? Plus tard, les juges rendront les médias responsables de leur comportement partial ou erroné mais, à lire l’avis du CSM du 11 mars 2004, cette réponse paraît beaucoup trop simple.
Ce n’est pas tout. La participation des citoyens aux plus hautes instances de la Justice paraît également indispensable au vu de l’influence politique croissante des avocats d’affaires. L’amalgame entre Outreau et Clearstream a été précédée de déclarations d’avocats connus cherchant à mettre à profit l’émotion citoyenne autour des événements d’Outreau pour s’opposer, au nom du "droit de la défense", à l’application de la directive européenne 2001/97/CE du 4 décembre 2001 contre le blanchiment, transposée dans le droit français par la loi n° 2004-130 du 11 février 2004 dont l’article 70 impose notamment "aux notaires, huissiers de justice, administrateurs judiciaires et mandataires judiciaires à la liquidation des entreprises ainsi qu’aux avocats au Conseil d’Etat et à la Cour de cassation, aux avocats et aux avoués près les cours d’appel..." un certain nombre d’obligations en matière de lutte contre la circulation d’argent qui pourrait provenir "du trafic de stupéfiants, de la fraude aux intérêts financiers des Communautés européennes, de la corruption ou d’activités criminelles organisées ou qui pourraient participer au financement du terrorisme". Voir le Code monétaire et financier en vigueur, articles L 562-1 et suivants. Manifestement, cette problématique, qui semble fort préoccuper les banques, multinationales, avocats d’affaires... n’a strictement rien à voir avec celle qui s’est manifestée à travers l’affaire d’Outreau, dont le déroulement a lourdement frappé des "petits citoyens".
Les propositions récentes du CSM soulèveront sans doute un important débat, et il faudra reprendre ultérieurement l’analyse de son rapport. Mais une autre remarque me semble s’imposer d’emblée : le CSM s’oppose à sa saisine directe par des justiciables à propos de la responsabilité de magistrats et propose qu’un dispositif de filtrage intermédiaire de ces démarches soit mis en place. Pardon, mais c’est trop facile. Précisément, les filtrages qui permettent de rejeter un recours sans appel et sans avoir à motiver cette décision sont devenus un "classique" de plus en plus répandu, en France comme à l’échelle européenne, et dont se plaignent amèrement les justiciables.
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