Abus et remèdes (Le contrat de désensorialisation dans l’enseignement des sciences)
Abus et remèdes
J’avais commencé d’aborder ces abus dans ces articles, et je recommande de s’y reporter, car je ne vais pas rabâcher :
Ces grandeurs physiques que les programmes de maths ne savent pas vous enseigner. 1.
Ces grandeurs physiques que les programmes de maths ne savent pas vous enseigner. 2.
et La persistance de schèmes infantiles dans l’enseignement des mathématiques et de la physique.
Nous souffrons d’un grand mépris de la structure d’enseignement envers les métiers qui sont à la fois utilisateurs d’outils et pourvoyeurs de problèmes et de méthodes. Dans leur autarcie renforcée au fil des siècles, ils ont organisé la confusion entre nombres et opérateurs, entre nombres et grandeurs physiques, puis à partir du 19e siècle entre vecteurs et de tous autres objets géométriques, tels que les angles de rotation et les gyreurs.
Même un mot aussi simple et courant que « angle » change plusieurs fois de signification au cours de la scolarité d’un collégien, mais sans qu’on le prévienne.
Au début, « angle » ce sont les coins de table auxquels on cogne sa jeune tête, puis des coins de meubles plus hauts à mesure qu’on grandit. Puis « angle » est défini comme un secteur angulaire, ou la portion de plan délimitée par deux demi-droites ayant même sommet. Définition qui n’a ensuite guère d’usage, personne n’ayant dans sa poche ni de plans au sens géométrique euclidien, ni de demi-droites, ni de portion infinies de plan : ils sont infinis, et ça déforme les poches.
Puis on change encore. « Soucieux de rigueur », nous ne prenons pas la peine de distinguer entre un secteur angulaire (la portion de plan comprise entre deux demi-droites de sommet commun), et un angle : le truc qui réoriente un machin. Toujours « soucieux de rigueur », entre les six sortes d’angles mathématiques que nous leur enseignons selon l’année et la matière, nous ne prenons pas la peine de les distinguer entre eux (pour la simplicité, nous n’avons pas inclus les angles de spineurs, d’un bien autre programme universitaire) :
angles |
orientés |
non orientés |
Complets |
retordage d’un fil : de moins l'infini à plus l'infini |
usure d’un arbre, d’un moteur : de 0 à + l'infini |
De vecteurs |
équivalents par leurs sinus et cosinus : de 0 à 2π, ou de - π à + π. |
transporté par fausse-équerre de menuisier : de 0 à π. |
De droites |
équivalents par leurs tangentes : de - π/2 à + π/2. |
fausse-équerre hypothétique de charpentier : de 0 à π/2. |
Et pour tout arranger, au lieu de dire à nos élèves que chaque usage, par chacun des métiers qui en a besoin, est respectable, mais distinct, nous les invitons à se joindre à notre mépris envers telle acception « archaïque » (celle de l’an dernier), et à adhérer à l’acception victorieuse du jour.
Voici un schéma relationnel de toutes ces acceptions, et leurs héritages de propriétés.
Vous pouvez deviner quel genre de remèdes je vais préconiser pour chaque abus que je vais décrire : donner des références expériencielles concrètes, donner le livret de famille, cartographier les relations et les héritages de propriétés.
Les désensorialisations se produisent avant tout lors des changements de mains, dont surtout les changements de métier.
Le berger connaît individuellement chacun de ses moutons, même s’il en a plus de trois cents. Même s’il ne sait pas compter, il sait quand il lui manque une bête, et il sait laquelle. Au contraire le percepteur ecclésiastique qui lui rafle quatre agneaux sur un troupeau de quarante bêtes, au titre de la dîme, n’établira jamais de lien sensoriel et individuel sur ses prises : il va les revendre, ou les confier à des moines.
Alors que le lien entre l’agneau et la brebis est olfactif et hormonal : si vous séparez plusieurs heures l’agneau nouveau-né, la brebis ne reconnaîtra plus son odeur, refusera de le nourrir, et cet agneau mourra de faim. Même problème avec le faon que vous débusquez blotti et immobile dans un taillis ou un sous-bois : ne le touchez pas, ne l’approchez même pas à moins de trois mètres, sinon la biche ou la chevrette ne pourra plus le reconnaître olfactivement. La stratégie d’espèce des cervidés a été sélectionnée et optimisée contre des prédateurs très olfactifs, et plus bas sur pattes que nous-mêmes, tels que renards et loups.
Les preuves ne manquent pas que les Boshimans et les Aborigènes d’Australie, élevés dans leur milieu, sont incomparablement plus sensoriels que nous. L’ethnologue blanc provoque l’hilarité quand il demande « Mais comment faites vous pour vous orienter dans ce bush, où tous les buissons se ressemblent ? ». Rires : pour eux tous les buissons sont différents, et individuellement connus. Même nos bébés et jeunes enfants sont bien plus sensoriels que nous les adultes. D’où un principe de la didactique : commencez par le sensoriel et la motricité. Revenez y autant de fois que nécessaire.
Si à vingt ans, voire vingt-deux ans et la veille du Bac Pro en mécanique et hydraulique, un tiers d’une classe s’embrouille sur le périmètre d’un rectangle, on peut gager qu’à quatre ans, ils n’ont pas assez joué à la marelle, ou autre jeu de parcours avec les pieds. Mo-tri-ci-té ! Motricité avant les intellectualités. Ces élèves mécaniciens sont peu auditifs, pas beaucoup plus visuels non plus, mais assez kinesthésiques, dans leur façon de mémoriser et de s’exprimer. Leurs instituteurs des classes primaires avaient donc négligé de faire marcher ces enfants le long de dessins et de figures géométriques tracées au sol. Je prétends qu’on ne peut plus oublier la formule du périmètre d’un rectangle, lorsqu’on s’est amusé à la tracer avec ses pieds, dans des jeux d’enfants. La marelle, et des jeux similaires, sont nécessaires au développement de l’intelligence géométrique. Même pour les garçons. Ensuite ? Invoquer cette mémoire des pieds ? Au pire des cas, cela doit se régler en réunifiant la vue, le geste, la voix, l’oreille, la pose de l’addition. Tu traces un rectangle au tableau. Tu donnes un nom aux quatre sommets. Tu donnes un nom aux deux types de côté, le grand et le petit, et tu l’écris sur chaque côté. Avec ta main, partant du premier sommet, tu parcours les côtés, pour revenir au point de départ. En parcourant, tu dis à voix haute ces quatre côtés successifs. Ce que tu viens de dire, tu le répètes pour écrire l’addition à faire pour obtenir ce périmètre que tu viens de parcourir.
Pour faire bref, je saute immédiatement à une arnaque qui domine tout l’enseignement des sciences, déjà dès les leçons de Terminale sur l’électromagnétisme et le magnétisme. J’ai nommé là le « produit vectoriel », qui bafoue et les mathématiques, et la physique, et les aptitudes kinesthésiques de nos élèves. Sous couleur de « pour simplifier », il nous coûte un prix monstrueux et inavouable.
Une arnaque au pouvoir : le « produit vectoriel ».
1 . Multiplier deux segments, en CM2 et en sixième.
Si le lecteur accepte de se souvenir du modeste début de ses brillantes études, il devrait se souvenir qu'à l'aide de figures de ce genre, son instituteur lui a appris qu'on obtient la surface d'un rectangle, en multipliant la longueur d'un côté par la longueur d'un côté adjacent.
Commençant par travailler sur des entiers et des longueurs entières, vous avez été invités à constater que "multiplier" un segment de longueur 4 par un segment perpendiculaire de longueur 7, dans la même unité, produit bien une surface rectangulaire, d'aire 28 carreaux carrés. Chaque carreau unitaire ayant l'unité de longueur pour côté. |
L'énoncé restait très prudent et rigoureux : "multiplier le nombre qui mesure la longueur par le nombre qui mesure... etc.", évitant d'introduire des ambiguïtés entre segment : ensemble de points et longueur : grandeur (en dimension 1), et entre surface : ensemble de points et aire : grandeur (en dimension 2).
Peu d'années après, vous avez appris à ramener le calcul de l'aire d'un parallélogramme à celle d'un rectangle. Par une opération qu'on omettait de désigner[1], on obtenait la hauteur du parallélogramme ; sur cette hauteur et la base, on construisait un rectangle, puis on multipliait la mesure de la base par la mesure de la hauteur, et on obtenait la mesure de l'aire du rectangle ; et par le jeu de deux triangles égaux, on montrait que cette mesure était aussi celle de l'aire du parallélogramme.
|
Les triangles BCC' et ADD' sont égaux. Le rectangle ABC'D' a même aire que le parallélogramme ABCD. Pourvus de procédures sur les mesures des aires, on n'avait pas explicité de moyen d'appréhender ces grandeurs indépendamment d'une unité de mesure. |
2 . La multiplication des vecteurs.
2.1. En première et terminale.
Vous avez pratiqué le produit cartésien, y compris le produit R x R associé au plan. Vous avez caractérisé les translations, obtenant ainsi des vecteurs. Vous aviez en mains tous les composants, prêts à servir. La progression logique eût été que le prochain pas fût d'enchaîner sur le produit extérieur des vecteurs, obtenant ainsi l'aire orientée du parallélogramme. Mais personne n'a pratiqué la progression logique.
2.2. En terminale-DEUG-prépa-BTS et similaires.
A partir de la terminale, vous avez appris deux produits, un "produit scalaire" et un "produit vectoriel". Conformément à l'infirmité de l'école anglaise de Hamilton (1805-1865) et de Cayley (1821-1895), qui ne parvenait pas à bien discerner un vecteur d'une liste de nombres (pouvant être éventuellement des composantes de vecteur) sans structure ni règle, ces produits vous ont été enseignés comme des résultats de calculs sur "composantes", c'est à dire en réalité sur coordonnées, au lieu d'une définition intrinsèque, dont on eût vérifié la cohérence mathématique (notamment géométrique). Cela donnait quelque chose du genre : pour obtenir le "produit scalaire" vous additionnez les produits de "composantes" (c'est à dire en réalité "coordonnées") deux à deux [2]. Pour le "produit vectoriel", c'est un vecteur dont on obtient les "composantes" (c'est à dire en réalité "coordonnées") par telle différence de produits croisés. Les repères étant tacitement toujours orthonormés.
A ce stade-là, le praxéogramme[3] des concepts emmagasinés dans votre cursus scolaire, a l'allure suivante :
|
Notamment, on vous a fait apprendre (donc approuver) des affirmations de ce genre : « Le vecteur unitaire k est le produit vectoriel du vecteur i par le vecteur j, unitaires. » Or comme chacun de ces vecteurs est de dimension unitaire, soit physiquement un mètre, le vecteur k est en même temps de longueur un mètre carré. Ce qui est une propriété fort surprenante pour un vecteur unitaire dans un repère orthonormé : 1 m = 1 m². Et tout ce qui s'ensuit : 1 m = 1 m² = 1 m³ = 1 m-1, etc. Et comme, implicitement, un vecteur ne serait qu'une liste de (trois) nombres, et que 1 m = 100cm, alors 100 = 10 000 = 1 000 000 = 0,01, etc. |
Et vous êtes encore loin d'avoir vu toutes les autres contradictions... Évidemment, vous n'y aviez vu que du feu, alors. Ainsi va la physique de concours, avec son ultimatum habituel : approuvez à l'instant, ou partez.
Aujourd'hui, quitte à faire un effort d'honnêté, vous devriez vous souvenir de votre stupéfaction, la première fois que vous avez vu le professeur sortir de sa manche la mystérieuse troisième direction, dans laquelle il a mystérieusement choisi un sens pour y placer son mystérieux troisième vecteur. Rappelez-vous : vous n'avez commencé à y "croire" un peu, que lorsqu'on vous a donné l'exemple d'applications en magnétisme. Comme par hasard : il est impossible de voir un champ magnétique, alors qu'on peut voir tourner une vitesse angulaire et un moment cinétique. Aussi fallait-il commencer par vous mettre sous dépendance en magnétisme, avant de vous asséner le produit vectoriel en mécanique, toute vigilance anesthésiée.
Les professeurs de mathématiques, qui réticents, enseignaient quand même cette absurdité, parce qu'elle est au programme, faisaient passivement confiance : "il paraît que ça sert en physique", et renonçaient à comprendre pourquoi[4]. Sans se douter qu'il n'y avait rien à comprendre, et tout à refaire.
2.3. En fin de maîtrise, et en troisième cycle.
Si vous avez appris l'algèbre extérieure et l'algèbre tensorielle, notamment pour survoler les leçons sur la Relativité, vous avez repris la progression logique commencée à l'école primaire, là où on vous avait forcé à la discontinuer et délaisser. De nouveau, on vous a autorisé à distinguer un nombre d'une grandeur.
|
Le rectangle ABC'D' a même aire orientée que le parallélogramme ABCD. "Orientation" signifie ici sens de parcours du périmètre : parcourir d'abord le segment AB, puis le segment BC. Cette aire orientée est l'opposée de celle du parallélogramme ADCB. |
Mais trop souvent, au lieu de vous donner les heures de travaux dirigés nécessaires pour maîtriser le calcul extérieur, et ses applications physiques, le professeur a biffé tout son travail, d'une contradiction : « Ceci signifie le produit vectoriel »[5]. Conclusion pragmatique de cette contradiction : oublier la cohérence logique, oublier l'algèbre extérieure, garder le "produit vectoriel", qu'emploie la puissante majorité. Vous n'avez guère gardé en mémoire que la règle de changement de base. En oubliant de s'en servir pour vérifications de cohérence. En oubliant comment se servir en pratique des règles de covariance et de contravariance.
2.4. Résumé : un praxéogramme disloqué.
On remarque un domaine cohérent à gauche, mais écartelé par de longues années d'inaction dans le cursus scolaire : l'algèbre linéaire est totalement cohérente avec la géométrie.
Séparé et incompatible, un domaine purement autoritaire à droite, autour du "produit vectoriel", qui domine le gros des physiciens et des électrotechniciens. Un domaine intermédiaire (semi-correct) entre les deux, où le produit scalaire hésite à être intérieur ou scalaire, et où scalaire est tacitement non-défini.
Les mauvaises relations entre métiers ont fait que personne ne s'est soucié de restituer une cohérence décente dans les systèmes de concepts enseignés de ci de là. Sauf H. Weyl, E. Cartan et A. Einstein ; nous y reviendrons.
La suite de ce point à Ils ont mathématisé de travers
puis sur le wiki : Syntaxe géométrique de la physique macroscopique
Exercice pour la prochaine fois : les bacheliers scientifiques, qui en juillet ou juin ont fait illusion à leurs examinateurs, demandez leur à présent qu’ils vous expliquent ce qu’ils ont compris de l’effet magnétique d’un courant électrique. Vous serez terrifiés quand vous prendrez la mesure du désastre.
Notes :
[1] Nous détaillerons cette projection orthogonale extérieure. C'est indispensable.
[2] Il est indispensable que nous détaillons ultérieurement la projection orthogonale intérieure et le produit intérieur.
[3] Praxéogramme : graphe des actions, composant en séquence une action plus complexe. Exemple : une recette.
[4] Exception méritoire : Jean Barbotte ; Le calcul tensoriel. Bordas, 1948. Paris.
Barbotte mentionne le livre de L. Brillouin, mais n'imite pas ses renoncements diplomatiques.
[5] Un exemple parmi tant d'autres : A. Dahan-Dalmedico & J. Peiffer ; Une histoire des mathématiques. Routes et dédales. Page 286, 4e ligne, édition de poche Points, Seuil. 1986 Paris.
20 réactions à cet article
Ajouter une réaction
Pour réagir, identifiez-vous avec votre login / mot de passe, en haut à droite de cette page
Si vous n'avez pas de login / mot de passe, vous devez vous inscrire ici.
FAIRE UN DON