Au bon vieux temps du juke-box et du flipper
Nous sommes au cœur des sixties. En un temps où, les cours terminés, l’on se retrouvait à quelques potes, plus rarement des copines, au bistrot le plus proche du lycée. Le temps des diabolo menthe sur fond de musique diffusée par le juke-box. Le temps des parties de flipper et de leur cortège d’exclamations de jubilation ou de dépit...
Le bistrot s’appelait Le Balto, Le Narval ou Le Maryland, en référence au tabac que vendait son patron quand il cumulait les fonctions de limonadier et de buraliste. Ailleurs, le troquet se nommait Le Longchamp ou Le Vincennes lorsqu’il accueillait les turfistes venus tenter leur chance aux courtines à la caisse du PMU. Sans oublier les incontournables Bar des Sports ou Café de la mairie, si présents sur le territoire national.
Durant ces années-là, notamment en ville, les plus avisés des patrons avaient doté leur établissement de deux appareils rapidement devenus incontournables aux yeux de ceux qui entendaient jouer la carte de la modernité : le juke-box – plus rarement un Scopitone – et le flipper. Une manière pour les tauliers d’atteindre un double objectif : vivre avec leur temps en répondant aux attentes des jeunes, et les inciter, 20 centimes après 20 centimes, à étoffer leur pelote.
On écoutait alors les chanteurs et chanteuses yéyé popularisés par l’émission Salut les Copains née quelques années plus tôt sur les ondes d’Europe 1. Plusieurs des titres en vogue figuraient en bonne place sur le juke-box : Richard Anthony entendait siffler le train, Sylvie Vartan voulait être la plus belle pour aller danser et Claude François aurait voulu avoir un marteau tandis qu’Adamo demandait poliment à un monsieur d’emprunter sa fille.
De son côté, loin des élucubrations d’Antoine et des cactus de Jacques Dutronc, Pascal Danel laissait la plage aux romantiques, sourd à la poupée de cire France Gall ainsi qu’au bruit des portes du pénitencier de Johnny Halliday. Quant à Françoise Hardy, elle regardait avec envie tous les garçons et les filles de son âge, indifférente à l’adieu à Capri d’Hervé Vilard ou aux déchirants cris de Christophe pour qu’Aline revienne.
On écoutait également des titres étrangers sur le juke-box : Les Rolling stones ne pouvaient obtenir satisfaction et Gigliola Cinquetti, la pauvrette, n’avait pas l’âge d’aimer. Un amour que les Beatles ne pouvaient pas acheter et que Ray Charles aurait voulu connaître, pour peu que son cœur soit libéré. Chubby Checker voulait, quant à lui, encore danser le twist tandis que Petula Clark vantait la ville, remède à la solitude.
Du côté des Beach Boys, on ressentait de bonnes vibrations. En revanche, pas de lait pour Herman’s Hermits, malheureux en amour, contrairement à Sonny and Cher qui se déclaraient une appartenance réciproque sans se soucier de Tom Jones qui demandait des nouvelles à son chaton bien-aimé. Parfois, un instrumental servait d’intermède, à l’image du romantique Petite fleur de Sydney Bechet ou du vitaminé Telstar des Tornados.
Gare au tilt !
L’alcool étant interdit aux moins de 18 ans, on buvait principalement des diabolos menthe ou des Coca-Cola. Et sur un ton animé, ponctué de moments de franche rigolade, l’on parlait de tout et de rien. Des profs, du « surgé » et des « pions », pour vilipender les « peaux de vache ». Mais aussi du cyclisme, marqué par la rivalité Anquetil-Poulidor qui opposait jusque dans nos rangs les partisans du Normand à ceux du Limousin. Autre sujet récurrent : le football, alors dominé par les « Canaris » du FC Nantes et les « Verts » de l’AS Saint-Étienne. Et bien sûr, l’on parlait – en leur absence –, des filles du « bahut » dont les mieux « gaulées » alimentaient les fantasmes.
Parler, c’était sympa. Mais jouer, c’était autrement plus jubilatoire. Et l’on ne s’en privait pas depuis que les flippers – dont l’usage était à cette époque interdit aux moins de 16 ans – avaient peu à peu trouvé leur place dans les bistrots. On prenait alors plaisir à s’affronter dans des joutes entre copains – It’s more fun to compete ! affirmait la machine – ou à tenter de battre les meilleurs scores réalisés jusque-là par les plus adroits d’entre nous. Avec une motivation décuplée si l’on bénéficiait de l’attention des filles.
Certains n’avaient guère de dispositions pour ce jeu. Ceux-là étaient plus souvent spectateurs qu’acteurs. D’autres, en revanche, excellaient à rentabiliser au mieux les bumpers qui se renvoyaient la bille, et à tirer le meilleur parti des slingshots ou des spinners. Le sommet de l’art résidait toutefois dans la qualité des amortis réalisés avec les flippers (batteurs) afin, la bille contrôlée, de viser avec le maximum de précision les targets qui rapportaient le plus de points.
Donner un coup sec à bon escient sur l’appareil pour éviter de perdre une bille en déviant sa course faisait également partie du jeu et du plaisir que l’on y prenait. Encore fallait-il faire preuve de dextérité pour éviter le tilt fatal, le plus souvent accompagné d’un juron de dépit. Par chance, certains flippers délivraient de temps à autre une extra ball (bille supplémentaire), ce qui donnait une possibilité accrue d’atteindre le score donnant lieu au gain d’une partie gratuite. Lorsque c’était le cas, un claquement sonore en annonçait le crédit.
En ce mois de février 2024, mon flipper favori, le Ship-Mates – je le préférais à son contemporain, le Liberty Belle, tous deux des créations Gottlieb – fête ses 60 ans. Nombre d’entre nous, parmi les moins jeunes, ont naguère connu ce flipper emblématique d’une époque très largement révolue. Le temps passant, sont arrivés les jeux vidéo d’arcade auxquels ont succédé les jeux vidéo sur consoles dédiées. Les ordinateurs portables ont ensuite pris le relais en termes de support. Peu à peu devenus ringards aux yeux des jeunes, les flippers ont, depuis belle lurette, disparu des bistrots et des salles de jeux.
Doit-on dire pour autant, de manière définitive, Game over ? Non, car des mordus de tous âges dans différents pays ont à cœur de restaurer ces appareils et d’en faire profiter leurs amis. Un loisir prisé par tous, des plus âgés, nostalgiques d’une époque où leurs articulations n’étaient pas douloureuses, aux adolescents quelque peu blasés de l’univers numérique de leur temps qui trouvent là une étonnante source de plaisir et de convivialité. Pas si ringarde qu’elle en a l’air.
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