... centrisme
Bien avant le « je pense donc je suis », il y eut le « connais-toi toi-même ». Parfaitement oublié de nos jours. Le « je pense donc je suis » devait être plus facile et plus flatteur pour oblitérer ainsi ce qui reste la base d'une possible vie ensemble.
Du cogito, donc, je saute directement, sans méandres ni chicanes, sans m'intéresser au chemin pourtant long de plusieurs siècles, au « je le vaux bien ». Et ce je le vaux bien, merveilleuse philosophie mercantile a supplanté tous les commandements religieux, l'éthique qui fut le fondement de la décence, du bon sens populaire. Tout ceci, fort contraignant semble-t-il, fut expédié ad patrem comme arrivaient le marché et sa technologie, son abondance et sa propagande. De là on en vient de facto au « centrisme » qui n'a rien à voir avec le centre politique, mais qu'on retrouve dans ethnocentrisme, égocentrisme, et même, dans anthropomorphisme.
M'amusant à filtrer les dires et les actes de mes contemporains, avec comme filtre ce concept ( si on enlève à ce terme la notion de conscience), je me suis vite rendu compte que rien ne lui échappait. Il y a pourtant quelques venelles, quelques sentiers, peut-être trop escarpés, qui pourraient élargir notre champ, de vision, de pensée, de programme, d'observation, mais je n'en vois guère pour ne pas dire pas. C'est comme si le moi était un « trou noir » - quoique je me hasarde à cette comparaison, n'étant pas, mais pas du tout physicienne - qui, en tout cas, avale tout ce que ses sens captent pour en faire masse de même acabit, incorporant, souvent en le niant, l'étrange, l'étranger, l'autre. Plutôt que s'ouvrir, s'incorporer au monde, on assimile le monde pour le réduire à soi, à son connu, et ce à partir d'une minuscule information que l'on peut, sinon reconnaître, du moins assimiler. Assimiler ou, comment, intégrer à son système.
Je ne comprends toujours pas, mais depuis que je sais pourquoi j'en suis moins déstabilisée, comment on peut à la fois faire aimant, tout attirer à soi, et avancer en faisant chasse-neige, c'est-à-dire tout repousser ! Il n'y a aucune porosité, passé un certain âge, et le temps où l'on est poreux remplit ; quand on est plein on s'avance tout ego dehors, avec ses certitudes mais ses complexes, ses peurs, ses manques, qui pourtant sont d'une lisibilité parfaite. Je parle du profond de soi parce que le savoir se peaufine, s'accroît, se transpose, mais la connaissance de soi ne profite pas de cette manne. On est, et puis voilà. Il faut, et encore pas pour tout le monde, de sérieuses épreuves pour changer tout ça.
Un tour d'horizon est difficile à faire puisque des maux qui nous oppressent, aucun n'échappe au pouvoir de ce triumconcepti ; que ce soit des maux personnels, intimes, interpersonnels, sociaux, politiques, économiques, géopolitiques, bref.
L'incapacité de sortir de soi, l'obsolète empathie remplacée par la projection : on ne se met pas à la place de l'autre, on ne réagit qu'à l'alter ego, le semblable, le même ; anthropocentrisme au mieux. Du reste l'empathie est souvent de la compassion, misérabilisme cher à certains tempéraments. Je ne crache pas sur la compassion, mais la compassion vraie n'a pas les relents que l'on voit très souvent, parce qu'elle est un silence, une écoute, une main qui caresse une main dans l'ombre.
J'essayais de voir ce qui pouvait bien échapper à ce schéma, dans les malheurs qui nous plombent.
Vint le moment où les capitalistes comprirent qu'il leur fallait lever le pied : l'exploitation du travailleur serait encore plus juteuse si celui-ci devenait consommateur ; on a crié « hourrah », c'était le fordisme, encore chanté comme grande libéralisation du peuple ! Le problème du capitalisme, qui n'est plus le pouvoir de droit divin mais le pouvoir au mérite (!) a fait beaucoup d'émules et rendu le peuple traître à lui-même. Et ce peuple, où qu'on regarde, n'a eu comme visée que le mode de vie des nantis, aristocrates d'abord, puis bourgeois.
Ainsi est née une classe moyenne, celle-là même qui promeut un pays dans les rangs des pays démocratiques riches, grand modèle encore à l'heure actuelle. Preuve de supériorité, de puissance, d'aise.
Or les classes moyennes sont évidemment issues du peuple, mais reniant leurs origines comme une honte, elles n'eurent de cesse de vouloir imiter les puissants. Les femmes, à l'instar des nobles de jadis acceptèrent pendant longtemps de mettre bas, bien forcées, mais point de s'aliéner à la maternité, la déléguant à des subalternes ; aujourd'hui nous en sommes à ne pas accepter la mise bas, mais la reléguant à des femmes contentes de l'aubaine pour se faire quatre sous, en deux mots, une bonne action. Pour l'instant, une sexualité stérile est mise en avant pour faire passer la pilule, mais bientôt n'importe quelle femme de trader, de vedette ou de politique, ne voudra plus risquer les vergetures ou les nausées et puis et puis, le risque de grossir !
Mais il y a tous ceux qui veulent du foie gras, du saumon ou du caviar à chaque instant à fêter mais bien surtout les éleveurs de canards gras, un poème, et les élevages ahurissants d'esturgeons ou de saumons et sans s'appesantir sur le sort de ces pauvres bêtes, juste s'arrêter à la qualité du met. De la viande tous les jours relève aussi de cette frustration ancienne de ne pas manger comme les seigneurs ; tant pis si c'est du poison. Et tout à l'avenant.
Nous sommes tous rois, des clients, mais des rois de deuxième catégorie quand même, peu importe, l'apparence fait illusion.
Ainsi, je me demandais si l'envie, la jalousie, l'imitation, relevaient elles aussi d'un quelconque centrisme.
Bien évidemment. L'apparence comme critère déterminant l'enferme en le piégeant.
Je vais aller jusqu'à dire que toutes les maladies qui nous tuent de plus en plus jeunes, hors l'environnement délétère qui relève lui aussi de l'apparence nous suffit, sont dues à la démission de soi, l'absence de conscience de soi, la somatisation. Il est clair que l'on pourrait vivre heureux et libres en étant plus frugaux, en épargnant toute cette souffrance aux animaux, en respectant la terre, en respectant notre corps, notre esprit, notre âme puisque nous n'avons gardé de notre désir d'aristocratie que les beuveries les décadences, jetant aux oubliettes la sagesse et la bravoure des chevaliers, la beauté de ses arts et ses lettres. Car la bravoure ni la sagesse ne se lèguent par les gènes, quant à la chevalerie, elle n'était pas orgiaque.
Le centrisme n'est pas conscient, c'est tout le contraire, certains pensent même que c'est instinct avec tout ce que cela comporte dans leur bouche de pulsions négatives et de bassesses. Sans s'être jamais aperçu que les animaux étaient incapables de telles bassesses alors même qu'ils gèrent leurs besoins au plus près possible. Le centrisme n'est pas un instinct, ou alors dévoyé et très lointain, c'est une non pensée, certes, mais de l'ordre de la pulsion égoïste assez récente qui a l'air de vouloir oublier que l'homme est un animal social. Et surtout, il se contente de quelque agrément, un confort de surface qui peut bien consoler en occultant les maux.
Il est vrai que l'on ne peut compatir qu'à une souffrance vécue : l'injustice quelle qu'elle soit est une douleur sourde, de rage et d'abandon, celui qui n'en a jamais souffert ne peut la concevoir, juste quelques mots qu'une morale partagée provoque ; mais celui qui en a tant souffert qu'il n'en est pas ressorti « entier », pourra aussi y être indifférent, tant la douleur anesthésie l'empathie. Un deuil, la douleur la plus partagée est en même temps celle qui reçoit le plus d'attention mais à condition qu'elle atteigne la perte qu'il faut. Un homme qui n'aimait pas sa mère ne comprendra pas que l'on se suicide à la mort de la sienne tandis qu'un couple uni comprendra la peine du veuf, encore qu'il ne s'agisse là aussi que d'une projection de l'amputation que l'on subirait soi-même. C'est assez normal tout ça et les rescapés des camps l'ont bien compris, qui se taisaient.
L'égocentrisme, l'égoïsme se retrouvent à chaque instant au niveau privé et à travers ce filtre, nous pourrions faire une encyclopédie de comportements en certaines conditions ; je ne sais si au niveau personnel on pourrait attribuer l'altruisme au féminin, tant la camaraderie entre hommes peut être forte, la parole donnée, la fidélité, l'entraide et cette fierté et cette droiture tout droit sorties de la chevalerie ; tant d'un autre côté les femmes modernes libérées se comportent souvent comme des harpies, à défaut de leur trouver un autre qualificatif.
Non, c'est au niveau politique que cela m'intéresse, une différence notable entre souverainistes et nationalistes, et puis cette fausse altérité des nantis mondialistes. Ces derniers sont intéressants car, à mes yeux, ce sont eux les plus ego/ethnocentristes, puisque classocentrisme n'existe pas. J'ai souffert dans mes chairs, des paroles, des prises de positions, des jugements de ces gens-là ; non pas qu'ils m'aient fait du mal à moi-même, mais leur allant-de-soi, leur évidence à être, leur supériorité tolérante et « humaniste » m'est intolérable. La tolérance peut être intolérable, oui, tant cette saloperie est tout droit sortie des élus de Dieu, ou de l'empereur. Un jugement posé,- mais qui s'arroge le droit de juger ?- avec mansuétude ! Cette supériorité innée ou acquise qui n'est pas en danger, et n'en a jamais éprouvé, cette inattention qui les fige en eux-mêmes, les met hors de compréhension des faits de ce monde. Ils cachent sans honte, puisque c'en est pas pour eux, toutes les bassesses ou soumissions qui les ont placés en haut de la médiocrité, celle que donne obligatoirement toute docilité au pouvoir. Cet égocentrisme qui manque d'imaginaire et de sensibilité n'a de compassion que celle prévue par la constitution, de tolérance que celle qui ne coûte pas cher et de capacité d'entraide que l'aumône charitable. Et quels que soient leurs discours par ailleurs ; ce n'est pas parce que je hais cette classe que j'en trace un tel portrait, c'est parce que ce portrait est juste que je la hais. Je hais qu'elle ait coupé ses racines , par honte, et qu'ainsi dérivante au gré des courants à la mode en tâchant de s'y façonner une culture, elle ne soit que mirage, qu'apparence. Nous n'y chercherons pas des engagements ou des esprits supérieurs, leur ego est indépassable. Et même si tous ne sont pas des collaborateurs volontaires ni même conscients, tous le sont. La plupart s'offusquerait d'un tel jugement tant ses privilèges lui semblent mérités.
L'égocentrisme primaire des nationalistes, à côté, fait figure de révolte. Parce que s'ils se mobilisent « contre », ils pensent le faire « pour ». Ceux-ci sont ethnocentrés, et ça peut être plus violent. Mais si l'individu reste le centre de ses prétentions, il y inclut ses semblables. Les nouveaux bourgeois, eux, se reconnaissent et se fréquentent mais n'affichent pas une conscience de classe, ce serait déjà, pour eux, s'abaisser.
Et toutes les factions dissidentes, révoltées, cuisantes de vérités révélées, où que se trouvent leurs pions sur l'échiquier, sont dans l'inattention sourde et aveugle à toutes les souffrances qui n'appartiennent pas à leur vocabulaire.
Il suffit de regarder l'histoire : des guerres, l'empire s'installe, l'empire se désagrège et le diable trouvera toujours des clampins pour le servir.
Cependant je n'oublie pas, je suis même imprégnée de l'ethnocentrisme occidental ; et nous sommes tous à cran sur les nouvelles de Syrie et du Moyen-Orient en général. Nous avons atteint là le summum de l'abject et c'est un renversement, une inversion. Certes on peut, comme moi, de deux maux préférer le moindre, une guerre défensive en réponse à une attaque, une guerre de libération après des lustres, des siècles, d'oppression ; on peut préférer une attaque qui dit son nom, on peut préférer la bravoure, quel qu'en soit le motif, à la lâcheté. Ici, nous avons affaire à la totale : une agression lâche.
Il n'est pas besoin de détailler pour comprendre que le centrisme est le terreau du pouvoir, plus, l'engrais de ses abus. Seul un horizon borné peut nous amener à nous croire tout puissant ; seul le moindre œil ouvert sur la richesse, la complexité, la beauté du monde, nous en prémunit à jamais. Est-ce un hasard si nos dirigeants sont si incultes ? Est-ce un hasard si après tant d'années de propagande, le peuple lui-même ainsi déculturé élit et se reconnaît en eux ? Et trouver en les plus cons d'entre eux leurs proches, ceux qui sauront les protéger ?
Il n'y a, j'en ai peur, aucune issue à ce problème, aucune issue à l'échelle d'une vie ; si Cuba et les Grecs, pour ne prendre qu'eux, ont voulu et réussi à se sortir de l'oppression, c'est que, opprimés, ils avaient les yeux ouverts ; et les yeux ouverts, ça ne s'est pas fait tout de suite ni en un instant. L'oppression d'aujourd'hui est sourde, tentaculaire mais surtout elle a su flatter quand il fallait l'ego de chacun. Le temps sera long de l'ignorance, l'illusion, à la prise de conscience, de la prise de conscience au courage, du courage à l'action.
La masse n'a plus le sentiment du commun. Le commun n'est pas ethnique, et la juxtaposition des singuliers peut faire pluriel, mais pas unité.
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