L’étrange Histoire de « l’état islamique »
Janvier 2016, Donald Trump, candidat à la présidence des États-Unis, fait une déclaration tonitruante lors d'un meeting : « Hillary Clinton a créé ISIS avec Obama ». ISIS, c'est-à-dire « l'Etat Islamique » aussi appelé DAECH.
Aussitôt, la « grande » presse critique les propos du candidat, et donne sa version concernant l'émergence de l'organisation. CNN explique [1] : « Clinton a quitté le Département d'état en janvier 2013, alors que DAECH n'a été fondé que 3 mois plus tard ». Le journaliste concède que, peut-être, la décision d'Obama de retirer les troupes US d'Irak en 2011 était prématurée, mais attribue le succès foudroyant de l'organisation terroriste à quatre facteurs principaux :
- La répression « brutale » des « manifestations pacifiques » en Syrie par Bashar al-Assad en 2011, et les conséquences qui suivront, a savoir la « guerre civile » dans le pays.
- La décision malheureuse de G.W. Bush de dissoudre l'armée irakienne en 2003, qui jettera beaucoup des anciens officiers irakiens dans les bras de DAECH.
- L'incompétence du Premier ministre irakien d'alors, Nuri al-Maliki, dans la gestion du pays.
- L'incompétence des forces de sécurité irakiennes, incapables de contenir le groupe terroriste.
L'article se conclut par un commentaire méprisant sur le candidat et ses déclarations « infondées », l'invitant plutôt à formuler un programme politique concret pour résoudre les crises qui touchent la Syrie et l'Irak. Il est bien entendu inconcevable pour un média qui « se respecte » d'agréer une « théorie du complot » telle que celle énoncée par Trump. Comme il est certain, pour ces médias, que les E-U ne cherchent qu'a « résoudre les crises », dont la responsabilité incombe principalement aux acteurs régionaux, Assad et Maliki, et marginalement, à quelques décisions, hâtives et malheureuses, des Américains.
Les explications de CNN sont un peu courtes, tandis que Trump n'a jamais développé son assertion. La question de la responsabilité US dans la formation de DAECH demeure complexe. Si de nombreux articles de presse alternative ont affirmé trouver des confessions ou des aveux dans les propos d'officiels américains, y compris H. Clinton, il ne s'agit généralement que d'allusions interprétées. Une telle opération relèverait de l'action clandestine, il est donc illusoire de s'attendre à trouver un document ou une déclaration officiel et public révélant l'affaire. Cependant, l'analyse des faits et de leur chronologie, des documents crédibles (de sources officielles) permet d'établir une hypothèse avec un certain degré de probabilité.
Le sujet a déjà été maintes fois abordé [2], bien avant la déclaration de Trump, mais généralement, l'argumentation se limite une description des grandes lignes de la politique américaine au moyen-orient, à savoir, le démembrement des états qualifiés de « voyous », le morcellement de la région sur des lignes ethniques et/ou confessionnelles, par l’exacerbation des tensions internes et la destruction des administrations étatiques. Autre point mis en avant, l'antériorité d'une telle opération de la part des Américains, avec le recrutement, la formation et l'armement des « moudjahidin » durant la guerre d'Afghanistan contre les soviétiques, dans les années 1980.
Mais ces analyses restent « stratosphériques ». Si elles avancent une hypothèse rationnelle concernant le « pourquoi » d'une telle opération, peu de travail de fond a été entrepris pour appuyer l'hypothèse de la parenté américaine de « l'Etat islamique ». D'autre part, comme c'est toujours le cas dans le système médiatique, « l'information » diffusée au public reste extrêmement superficielle et sensationnaliste, l'histoire, la nature et la forme de DAECH restent pour le moins « brumeuses » dans les esprits. Bien que cette organisation ait fortement influencé les politiques intérieures et extérieures des états du monde entier. Lois sécuritaires attentant aux libertés publiques, budgets colossaux, opérations militaires massives...
Un beau jour de 2013, le grand public a fait connaissance avec « l'Etat islamique », surgit des sables du désert irakien, avec à sa tête un « super-méchant » autoproclamé « Calife », remplaçant opportunément son prédécesseur dans le rôle, Oussama ben Laden, officiellement ravi à l'affection de ses proches en 2011. C'est l'archétype de l'organisation malfaisante, façon « spectre » dans James Bond, revendiquant tout crime commis par un arabo-musulman sur terre, et médiatisant de manière hollywoodienne [3] ses exactions.
C'est aussi bien mal connaître l'organisation militaire américaine. Elle est la principale pourvoyeuse de bourses pour les étudiants, et commande des milliers d'études académiques sur tous les sujets, en particulier sur les cultures orientales, presque toujours d'une qualité remarquable. Il ne faut pas se laisser leurrer par les frasques d'un bouffon comme G.W. Bush. Un exemple typique, la fracture sunnite-chiite en Irak. Nos braves journalistes français nous ont assénés que « les Américains n'avait pas anticipé, pas compris les tensions latentes dans la société irakienne » se gaussant devant la bêtise et l'inculture de Bush. Cependant, une interview de son proche collaborateur Dick Cheney, datant de 1994 [6], nous montre au contraire qu'il connaissait parfaitement la situation intérieure irakienne, et ses tensions confessionnelles potentiellement explosives.
On pourra objecter, concernant la diffusion volontaire d'armes et d'explosifs en Irak, que ceux-ci ont visé des troupes américaines, causant un certain nombre de morts. Certes, mais cela n'a pas eu de conséquence politique. Il faut comprendre qu'une opération militaire sous nos régimes « démocratiques » n'est menacée que par l'hostilité de l'opinion publique, pour cela les Américains ont l'expérience de la guerre du Viêtnam. Il y a un seuil de pertes admissibles, au-delà duquel il devient politiquement impossible de poursuivre un conflit. Or, la réélection de Bush et l'absence d'un mouvement anti-guerre de masse aux E-U ont montré que ce seuil n'a jamais été atteint. Les conséquences, y compris en terme de morts de soldats américains, d'un chaos organisé en Irak n'ont en rien entravées la poursuite de la politique. Enfin, il faut remarquer que les armes ont surtout alimenté la guerre civile entre irakiens.
ATTENTION, CONTENU VIOLENT.
Autre constat, la facilité avec laquelle les groupes se ravitaillent en munitions. À deux occasions, j'ai même pu, grâce aux premiers logiciels d'imagerie satellitaire (Keyhole à l'époque), et en exploitant les indices géographiques présents dans les vidéos, localiser précisément l'emplacement de dépôts d'armes, en particulier un stock d'obus de mortier lourd, dissimulé dans un bosquet au nord de Bagdad, qui sera de nombreuses fois exploité par les insurgés. Chose étrange que les professionnels du renseignement américain n'aient pas réussi à faire de même...
C'est justement dans le cadre de la formation de ces groupes d'insurgés que nous rencontrons pour la première fois Abou Bakr al-Baghdadi, de son vrai nom Ibrahim al-Badri, futur super-vilain, Calife de « l'état islamique ». Quand bien même la presse occidentale nous l'a souvent présenté comme un « personnage mystérieux », sa biographie et sa personnalité sont relativement bien connues.
Né en 1971 en Irak, il est décrit comme un élève médiocre qui redouble régulièrement. [8] Il poursuit des études supérieures en théologie islamique, pas par vocation, mais parce qu'il est recalé de la faculté de droit, et ne peut intégrer l'armée à cause de sa myopie. A cette époque ou le socialisme laïque baasiste est encore au pouvoir, les études religieuses sont une voie de garage pour les cancres. On ne peut alors peut faire carrière en Irak que dans les institutions étatiques, et le degré de promotion qu'un individu peut y espérer correspond directement à son ascendance, à son appartenance tribale. Si l'armée ou les grandes administrations offrent des opportunités de promotion (grades d'officiers etc), ce n'est pas le cas avec le « waqf », c'est-à-dire l'administration des Dotations islamiques, seul débouché des études religieuses. La carrière de notre futur « Calife » n'est pas handicapée par son ascendance, il appartient à une tribu « sûre », mais bien par ses capacités intellectuelles...
Wikipédia [9] nous rapporte ce témoignage à son propos :
Selon le chercheur irakien Hicham al-Hachimi qui l'a rencontré à la fin des années 1990, il n'avait alors « pas le charisme d'un chef [...] il était très timide et parlait peu ». Il se consacrait aux enseignements religieux et n'avait pas d'autre ambition que d'« obtenir un poste dans le gouvernement au sein des Dotations islamiques »
Le journaliste et historien britannique Gwynne Dyer, dans son ouvrage « ISIS, Terror and Today’s Middle East » nous explique que c'est à cette occasion que notre futur Calife a « répandu son idéologie » grâce a son exceptionnel « charisme » auprès d'un public de radicaux motivés. Il serait le fondateur de l'idéologie particulière de DAECH. Selon les dires de la journaliste franco-marocaine Sofia Amara, rapporté par BFM TV [12], « Là, peu à peu, tout le monde s'est rendu compte que ce type timide était un fin stratège ». Sauf apparemment les Américains, qui le libèrent fin 2004 de camp Bucca, car « jugé peu dangereux », camp qui héritera du sobriquet « université du Djihad ». Le cancre était-il finalement un « Sun Tzu » arabe ?
Cette soudaine métamorphose est contredite par une de ses fréquentations ultérieures. En effet, juste après sa libération, il se rapproche d'abord d'une organisation armée islamiste, « Jaysh al-Mujahideen ». Ce groupe d'inspiration salafiste est doté d'une branche religieuse, sous la direction d'Abu Abdullah Muhammad al-Mansour, chargé de la définition de la doctrine religieuse, et en charge d'un séminaire. C'est dans ce séminaire que le futur « Calife » sera intégré. Al-Mansour, a l'occasion de la proclamation du califat de « l'état islamique » en 2014, a livré un témoignage sur notre cancre, qu'il qualifie alors « d'imposteur » [13] :
Il était d'une intelligence limitée, lent à comprendre, pâle dans sa compréhension intuitive.
Il était en dessous des étudiants moyens en science islamique, et même des étudiants de son cursus [dans les universités baasistes], dont le niveau était pourtant déjà misérable.
Il n'est pas parmi ceux [du groupe] qui combattaient, ni n'a jamais fait de missions spéciales.
Après mon arrestation [mi 2015], on m'a rapporté qu'il a commencé à se plaindre et à semer la zizanie autour de lui.
Je certifie qu'il n'a jamais fait de progrès dans le savoir [islamique], qu'il ne maîtrisait pas même un seul texte canonique.
On peut bien sûr rester sceptique sur ce témoignage particulier, mais force est de constater qu'il est bien plus cohérent que les explications des mondains occidentaux, sur la personnalité du cancre notoire al-Baghdadi. Quoi qu'il en soit, il quittera le groupe fin 2005, pour, dit-on, rejoindre « al Qaïda en Irak ». Il est officiellement réputé mort peu après [14], à l'occasion d'une frappe aérienne américaine. L'année suivante, il se dissocie de l'organisation pour intégrer enfin la première forme de « l'état islamique », alors désigné « état islamique d'Irak », nouvelle organisation issue d'une dissidence d'al Qaïda. Contrairement aux dires de CNN, comme de Trump, la fondation de ce groupe est bien antérieure au mandat d'Obama.
Concrètement, il s'agit d'un duplicata des structures administratives de l'état irakien baasiste défunt, et cela le restera, y compris plus tard, lorsque l'organisation régnera sur de larges portions de l'Irak et de la Syrie.
Les premières années sont difficiles. La période 2007-2009 est caractérisée par une intensification de la guerre civile. De nombreux sunnites choisissent de coopérer avec l'état légitime du pays, dans le cadre des organisations dites « Sahwa » [17], milices paramilitaires servant de supplétifs à l'armée nationale en cours de refondation, sous supervision américaine. Si le développement de « l'Etat islamique » est quelque peu ralenti par le gouvernement central, cela ne l'empêche pas de prospérer, comme en témoigne son « remaniement ministériel » en 2009 [18]. Durant toute cette période, l'organisation effectue des opérations militaires, et trouve son financement dans le racket (des « impôts » et « taxes » prélevés sur les commerçants) et la contrebande [19].
Officiellement, en 2010, le chef de l’organisation est tué, Abu Omar al-Baghdadi (à ne pas confondre avec Abu Bakr al-Baghdadi, notre cancre). Cependant, nous entrons une nouvelle fois dans les « zones marécageuses » de l'information avec cette annonce. En effet, dès 2007, le personnage, déjà « célèbre », avait été qualifié de « fictif » par un officier américain, le brigadier général Kevin Bergner [20]. Tandis que le gouvernement irakien avait annoncé sa capture en 2009... « Information » démentie par « l'état islamique », qui continuera à diffuser ses messages jusqu'en 2010.
C'est généralement la « ligne de repli » des commentateurs occidentaux, dans le sujet qui nous intéresse. Lors de l’émergence au grand jour de « l'état islamique », les Américains étaient partis depuis plusieurs années. Ce qui est leur principal argument de disculpation dans l'affaire. Or, ceci est inexact. Le retrait a concerné les unités combattantes, mais ne signifie pas la fin de la présence américaine. Les différents services de renseignement ne sont jamais partis.
Si on ne dispose pas de chiffres précis concernant leurs effectifs, nous avons quelques indications. En 2011, le sénateur McCain avait confirmé, qu'en accord avec Obama, un effectif d'une dizaine de milliers d'hommes resterait en Irak, « spécifiquement pour les capacités de renseignement » [22]. Il s'agit, à priori, exclusivement de l'effectif des membre du renseignement militaire, qui ne comprend pas les autres agences, en particulier NSA et CIA. Le Wall Street journal avait confirmé que « La CIA renforce son rôle en Irak » [23]
Dans une série de décisions secrètes prises entre 2011 et fin 2012, la Maison Blanche a ordonné à la CIA de fournir un soutien au service antiterroriste irakien, ou CTS, une force qui dépend directement du Premier ministre irakien Nouri al-Maliki, ont indiqué des responsables.
Il convient ici de remonter dans le temps, pour apprécier le rôle et l'ampleur du renseignement dans l'opération en Irak. Ceci est le point principal de mon argumentation. Dès avant l'invasion, les planificateurs américains ont donné une priorité maximale aux trois branches du renseignement : humain (HUMINT), électronique (SIGINT) et satellitaire (GEOINT). Dans un premier temps, leur mission a consisté à faciliter la victoire militaire contre l'armée irakienne. Mais sitôt la victoire acquise, ils se sont consacrés à la mise sous surveillance généralisée de l'Irak.
L'effort d'infiltration et de création d'un réseau d'informateurs a été considérable, aussi bien de la part du renseignement militaire que de la CIA. Dans un rapport du Washington Institute for Near East Policy de 2009 [24], nous apprenons, qu'après un certain délai d'adaptation, le renseignement humain a rapidement porté ses fruits :
Le HUMINT a été particulièrement important pour exploiter les opportunités créées par le réveil sunnite, qui a donné lieu à un torrent d'informations lorsque les citoyens locaux ont commencé à identifier les facilitateurs et les agents d'Al-Qaïda en Irak (AQI) dans leurs communautés.
L'HUMINT s'est considérablement amélioré en Irak, et bon nombre des leçons apprises sont intégrées à la formation et à la préparation des forces pour les déploiements futurs.
Mais plus intéressant encore fut le rôle de la NSA, spécialisée dans la surveillance des télécommunications. Les infrastructures de communication du pays avaient déjà beaucoup souffert lors de la première « guerre du Golfe » en 1991. L'embargo sévère de la décennie suivante, et les destructions supplémentaires de l'opération de 2003 ont littéralement exterminé l'infrastructure irakienne. Et celle-ci, réseau Internet, téléphone, GSM, a été intégralement reconstruite par les Américains, sous la supervision directe de la NSA...
Le SIGINT était très important au début des hostilités en Irak, mais est devenu moins pertinent après la défaite de l'armée irakienne. Cependant, avec la reconstruction de l'infrastructure de communication irakienne, le SIGINT est réapparu comme une source précieuse d'informations.
Les documents partiellement déclassifiés de l'agence en 2016 [25] regroupés sous l’appellation « WARgrams », nous ont appris que c'est l'opération en Irak qui a été le prototype de la mise en place de la surveillance de masse mondiale qu'Edward Snowden a révélé plus tard. Ajoutons qu'en ces années, les problématiques de sécurité informatique ne commençaient qu'à émerger timidement en occident, sans parler de l'Irak... Tandis que les insurgés, comme vu plus haut, utilisaient déjà largement le réseau Internet irakien... Réseau entièrement supervisé par la NSA...
La rhétorique disculpatrice, très répendue aujourd'hui, de l'utilisation de systèmes chiffrés (Tor, Telegram etc.) par DAECH ignore le fait que ces systèmes sont récents (et certainement dotés de « back-door », par ailleurs) et que toute la construction de l'organisation a été réalisée avant leur émergeance.
Je dois réitérer les propos que j'ai tenus plus haut. À l'objection, « s'ils surveillaient tout, comme ont-ils échoué ? », je répète qu'il n'y a « échec » que si on avale que leur intention était la fondation d'un Irak « stable et démocratique ».
Objectivement, DAECH a eu trois rôles : maintenir le chaos en Irak, l'étendre en Syrie, et refonder une « organisation » mondiale donnant corps au concept de « guerre contre le terrorisme » après la relégation d'al-Qaïda au second rang. L'avantage d'une « organisation repoussoir » telle que DAECH, dans le contexte syrien est simple : leur faire faire le « sale boulot » en Syrie, détruire l'état syrien, pour ensuite les liquider, avec toute la légitimité possible, puisque personne n'aurait pas pu tolérer qu'une telle monstruosité puisse devenir pérenne et reconnue comme véritable état. La longue persistance de l'organisation « état islamique » en Syrie a donc été voulue par les occidentaux, et là aussi, de nombreux éléments nous permettent de l'affirmer.
Ouvrons le dossier Syrien. Je reviendrai brièvement sur les origines de la guerre en 2011, « révolte spontanée » dans le cadre du « printemps arabe » pour les médias « sérieux », « révolution de couleur » téléguidée de l'étranger pour les « complotistes ». On notera cependant que le pays était dans le colimateur américain depuis 2001, et a connu des difficultés avec l'afflux massif de réfugiés irakien après 2003. L'étau s'est resserré avec l'affaire de l'assassinat de Rafiq Hariri en 2005, obligeant l'armée syrienne à quitter le Liban, puis de la guerre en 2006 contre son allié libanais, le Hezbollah, menée par l'entité sioniste.
Une anecdote au passage. Lorsque les troupes américaines envahissent l'Irak, les sous-officiers américains désignent [26] ceux qui résistent comme étant « des Syriens ». Chose étrange, étant donné que les deux pays étaient depuis toujours « en froid », et leurs frontières n'étaient pas ouvertes. Il est vraisemblable que lors des briefings des officiers US, le fait que les Irakiens les attendaient ardemment pour se libérer du dictateur Saddam impliquait qu'un acte de résistance à leur encontre ne pouvait provenir que d'étrangers. Indiquant aussi par là, qui serait le prochain ennemi ...
On ne peut pas nier qu'une opposition forte au régime existait à l'intérieur du pays, depuis d'ailleurs très longtemps. Cependant, on ne peut pas nier aussi qu'il bénéficiait d'un soutien populaire réel. Devant l'exemple du voisin irakien plongé dans le chaos, toute la population n'était pas réceptive aux « bonnes intentions démocratiques » soutenues par l'occident. Le meilleur témoignage de ce soutien populaire est que jusqu’à aujourd'hui, les institutions du régime n'ont pas sombré. Malgré les tentations de désertion, des cadres aussi bien que des petits fonctionnaires, aucune institution ou administration majeure du pays n'a été ébranlée. En premier lieu l'armée. Peu d’officiers et d'hommes de troupe ont rejoint la « révolution », pas suffisamment pour altérer ses capacités opérationnelles.
Il est remarquable que les révoltes ont été presque entièrement étouffées lors de la première année du conflit. En effet, mi-2012, si des embuscades, assassinats et attentats contre la police et l'armée se poursuivent, le territoire reste sous contrôle du gouvernement. Pourtant, la situation va considérablement changer à partir de cette date. Et nous allons voir que l'hypothèse de la « révolte interne spontanée », au vu de l'évolution du contrôle du terrain, est très difficile à soutenir.
Légende :
- Rouge, territoire sous contrôle du régime
- Vert, territoire sous contrôle des opposants « modérés »
- Noir, territoire sous contrôle de DAECH
La chose remarquable que ces cartes montrent, c'est que l'opposition se propage à partir des frontières extérieures du pays : Turquie (membre de l'OTAN) au Nord, Irak (sous supervision américaine) à l'Est, Jordanie (allié de l'occident) au Sud et Liban à l'Ouest. À partir de mi-2012, le soutien actif de l'occident en faveur des rebelles devient de plus en plus affiché, y compris via la fourniture d'armes. Les médias sont saturés de déclarations des dirigeants du monde libre, dont la teneur est toujours la même : « Bashar doit dégager » (Laurent Fabius).
La situation du régime va s'aggraver progressivement jusqu'en 2015, jusqu’à l'intervention Russe en soutient à la République arabe. Cependant, avant l'intervention, le régime est fermement retranché dans ses zones de contrôle. Les Russes ont permis la reconquête du territoire, mais il est exagéré de dire qu'ils ont empêché la destruction imminente du régime. D'autant que son allié, le Hezbollah libanais, a commencé des opérations militaires de grande ampleur en Syrie, soulageant aussi beaucoup l'armée loyaliste. Il faut saluer à ce propos la qualité de ses troupes et de son commandement, certaines opérations, notamment la prise de la ville d'al-Qusair [27], témoignant du haut degré de professionnalisme de l'organisation, sur le plan stratégique autant que tactique.
Sur le terrain, la situation est très similaire à celle que l'Irak a connue à partir de 2005. L'opposition est constituée d'une constellation de groupes armés plus ou moins solidaires, revendiquant systématiquement une idéologie « islamiste ». Leurs effectifs sont difficiles à évaluer, mais la présence de mercenaires étrangers (ni syriens ni irakiens) est notoire, dans une proportion d'au moins 25%. La France se fera remarquer dans ce domaine, exportant de nombreux « djihadistes ». La rumeur disant que la DGSE a beaucoup facilité leur transit est tout à fait plausible, étant donné les objectifs affichés par la diplomatie « française ».
En 2013, le groupe « état islamique », jusqu'alors inconnu du grand public, rentre dans la danse. L'organisation qui se maintenait dans la clandestinité surgit soudain de l'ombre, et réalise des conquêtes territoriales considérable, créant peu à peu un véritable « état », aussi vaste que la Grande Bretagne, à cheval sur l'Irak et la Syrie. Et nous pouvons apprécier que sa progression suit les mêmes lignes que celles des protégés de l'occident un an plus tôt, les « rebelles modérés »... DAECH va s'étendre simultanément depuis l'Irak et la Turquie, coupant l'axe Téhéran-Damas-Beyrouth. Quelques poches apparaîtront au Sud, verrouillant la frontière jordanienne. DAECH rebaptisé « Etat islamique en Irak et au Levant », proclame solennellement le « Califat » en 2014, sous la guidance éclairée d'al-Baghdadi.
En 2014 [2013] ce qu'on appelle « l'état islamique » déferle, conquière le tiers de l’Irak une partie de la Syrie, c'est le ministre de la Défense de l'époque qui me l'a dit, ce qu'on appelle « l'état islamique » possède plus de chars d'assaut et plus de blindés que l'armée française.
Concernant la raison pour laquelle ils auraient « laissé faire », je répète ce que j'écrivais plus haut. Le but recherché le plus probable était de faire liquider al-Assad. L'ambassadeur russe à Londres nous a donné un élément qui va dans ce sens. Il a rapporté dans un journal britannique, en 2016 [29], un message que les Américains lui ont fait parvenir :
"L'été dernier, nos partenaires occidentaux nous ont dit qu'en octobre [2015], Damas tomberait aux mains de l'EI. Ce qu'ils prévoyaient de faire ensuite, nous ne le savons pas. Probablement, ils auraient fini par peindre les extrémistes en blanc et les accepter comme un État sunnite à cheval sur l'Irak et la Syrie. "
Personnellement, je n'adhère pas à son hypothèse concernant la suite, mais le fait que les Américains attendaient (espéraient ?) la chute de Damas va dans le sens de mon hypothèse. Avant de l'étayer avec des éléments supplémentaires, qui, nous le verrons, montrent qu'il s'agit plus que de « laissé faire », mais bien d'un soutien direct de l'occident à DAECH, j'aimerais ajouter quelques éléments concernant le fonctionnement de « l'état islamique » durant sa période de « gloire ».
Peu d'éléments ont été fournis par la presse occidentale sur ce sujet. Le public s'est contenté des récits des exactions barbares régulièrement mises en scène par l'organisation. Mais en bon clone de la bureaucratie irakienne « d'Ancien Régime », « l'état islamique » a laissé une masse considérable de documents administratifs en tout genre. Loin d'être une simple milice armée uniquement préoccupée de questions militaires, il a effectivement agi comme un véritable état.
Sa structure de base est très classique : une direction centrale, qui commande à des administrations locales, divisées par provinces, chargées d'appliquer les directives centrales et régler les problèmes locaux, avec un certain degré d'autonomie. Ces administrations locales disposent d'administrations spécifiques, éducation, énergie, taxes etc. On trouve des documents de toute nature, réglementation des périodes de pêche, code de la route (interdiction des phares au xénon pour les motos par ex), les grilles tarifaires de l'électricité, les périodes scolaires et les dates d'examen, les tarifs et le rationnement des médicaments dans les pharmacies... Jusqu’à la réglementation du jeu de baby-foot...
- Les paris d'argent sont interdits.
- Les figurines de la table ne doivent pas être anthropomorphiques. Il convient de leur ôter la tête.
- Les joueurs ne doivent pas proférer d'injures, jurons ou blasphèmes durant les partis.
- Le jeu ne doit pas être un obstacle à la mention obligatoire du nom de Dieu, ou à tout acte d'obéissance obligatoire.
- Nous mettons en garde sur la dimension de ces affaires qui ne rendent pas service au musulman, surtout au combattant dans le chemin de Dieu, et sur ce qu'il y a dans ces affaires concernant la perte de temps et la dureté du cœur.
Tout en imposant sa loi d'airain, ne reculant devant aucune cruauté contre ceux qui y contrevenaient, DAECH a beaucoup travailler à gagner l'approbation des populations locales. Il faut comprendre que la plupart des territoires sous son contrôle étaient préalablement sous le règne de l'anarchie, dans les mains des bandes rivales dits « rebelle modérés », qui, s'ils avaient les compétences pour mener des opérations de guérilla, n'étaient soit pas intéressés, soit pas qualifiés pour faire fonctionner les infrastructures et administrations nécessaires à la vie quotidienne : eau, électricité, police, justice, ravitaillement en nourriture, soins médicaux, etc. Le manque de moyens financier a été aussi un obstacle pour les quelques groupes réellement « modérés ».
En effet, lors de la conquête des territoires par les « rebelles », ces régions ont connu un exode massif des cadres et personnels qualifiés, fuyant vers les zones loyalistes. L'exode a été un « exode social », ceux qui avaient les moyens sont partis, tandis que le commun des mortels n'a pas eu cette opportunité. Un médecin qui vivait de son art, qui possédait un véhicule, a pu fuir avec sa famille, sachant qu'il pouvait exercer n'importe où, où ses qualifications seraient reconnues. Tandis que le paysans vivant de son lopin de terre, qui se déplaçait par des transports en communs qui ne fonctionnent plus, n'a pas d'autre choix que de rester. La pénurie de cadres sera une des difficultés majeures que DAECH aura à gérer. Comme la pénurie de tout d'ailleurs, carburant, médicaments, eau potable, etc. La grande force de DAECH a été de, tant bien que mal, rétablir une administration capable de payer des fonctionnaires, et de fournir les services vitaux pour la population. Pour le commun des mortels, la loi islamique était préférable à l'anarchie. Et devant la nécessité de survivre, un salaire reste un salaire. Bien sûr, les arrêtés, décrets et réglementations de l'organisation imposent également le respect des pratiques islamiques qu'elle définie, très strictes, sous peine de représailles, allant de l'amende à la crucifixion... C'est une nouveauté et une contrainte pour les populations, mais il ne faut garder à l'esprit que dans des pays de tradition musulmane, cela n'a rien d'outrancièrement « exotique ». Et que dans un contexte de guerre, dans lequel on côtoie la mort violente quotidiennement, les exécutions publiques n'ont pas le caractère choquant qu'elles ont pour des gens qui vivent dans la sécurité.
État islamique, gouvernorat de Raqqa
Le Centre de l'Hisbah - Bureau de contrôle et d'inspection - annonce son besoin de recruter des employés civils dans les spécialités suivantes :
1. Docteur vétérinaire
2. Médecin vétérinaire assistant
3. Administration
4. Comptable
5. Vigile
6. Inspecteur de santé publique
7. Tueur [dans un abattoir de boucherie]
8. Boucher
9. Agent de nettoyageLes personnes qui souhaitent être désignées comme employés doivent aller s'inscrire auprès du Bureau de contrôle et d'inspection. Les inscriptions commencent le mardi 4 novembre 2014 et se terminent le mardi 11 novembre 2014.
État islamique, Département de la santé, gouvernorat d'Halab
Certificat de naissance (2015)
Le sensationnalisme et l'amateurisme de la presse occidentale ont largement noirci le tableau concernant le règne de DAECH et son attitude envers les populations. Les exactions systématiques ont eu lieu envers des minorités éthnico-religieuses, comme les Yazidis, ou contre ceux combattant directement l'organisation. D'autre part, la compilation des documents de la justice de DAECH montrent que l'écrasante majorité des incarcérations sont de l'ordre du droit commun : contrebande et marché noir, détournement illégal des lignes électriques, port d'arme prohibé. La plupart des prévenus ont écopé d'amendes et de peines de travaux d’intérêt généraux. Il est remarquable que certains documents à charge sont soupçonnés d'être des faux. Ils sont détectables par la combinaison de plusieurs éléments incohérents, fautes stylistiques (mauvaises expressions et vocabulaire), mauvais bureau émetteur, soit administrativement soit géographiquement, etc. Ainsi, l'usage généralisé du captagon, surnommée « drogue du djihadiste » n'est pas avéré dans cette organisation particulière. Le recours aux « esclaves sexuels » n'a pas non plus été rapporté de manière correcte par la presse. De manière générale, DAECH a cherché à rallier les populations en restaurant un état de droit et des services publics. Précisons qu'il ne s'agit pas ici de minimiser les crimes de l'organisation, mais bien de rendre justice aux faits. Il faut comprendre que le manque de probité des médias occidentaux n'a pu être que contre-productif, dans la mesure où une personne informée sur la situation intérieure aurait été tentée de considérer que tout ce que cette presse annonçait était faux, y compris les exactions, pourtant bien réelles. Les simplifications outrancières ont certainement alimenté les vocations...
Abordons maintenant le volet du soutien occidental à DAECH, qui, nous le verrons, ne consiste pas uniquement en une attitude de laissez-faire. Il faut remarquer que ce soutien a été dénoncé très tôt par Damas, puis par Moscou dès le début de son intervention en Syrie. Je n'exploiterai pas ces sources, qui peuvent trop facilement être taxées de partisanes.
Cependant, elles dénoncent deux types de soutien : des entraves directes aux opérations de l'armée syrienne contre DAECH, et la fourniture d'armes et de matériel à l'organisation. Dans la rhétorique officielle, les occidentaux ont mis en place une vaste coalition militaire internationale, censée combattre DAECH :
Créée durant l’été 2014 avec pour objectif de mettre un terme au projet terroriste de Daech et à sa mainmise sur un territoire de plus de 110 000 km² entre l’Irak et la Syrie, la Coalition contre Daech rassemble aujourd’hui 80 pays et organisations internationales. Elle agit par des moyens militaires (opération Inherent Resolve) mais également dans les domaines de la contre-propagande, de la lutte contre le financement du terrorisme, de la lutte contre les combattants terroristes étrangers ainsi que de l’aide à la stabilisation et à la reconstruction des territoires libérés. [30]
Or, dès le mois d’août 2015, le New York Times a relayé (tout en la minimisant) une plainte de 50 officiers du renseignement militaire américain, déposée devant l’Inspecteur général du Pentagone [31]. Ceux-ci dénoncent la falsification des informations concernant DAECH et les opérations de la coalition. Ils disent avoir été forcés de falsifier le renseignement, en minimisant le décompte des ressources de DAECH, tout en maximisant l'effet des frappes de la coalition. Ils dénoncent aussi le fait que leurs rapports ont été « retravaillés » dans ce sens par la hiérarchie.
Plus tard, en 2019, le même constat sera établi par un officier français, ancien commandant des artilleurs français de la coalition. Le colonel François-Régis Legrier produira un article dans la revue défense nationale (RDN) : « La bataille d'Hajin : victoire tactique, défaite stratégique ? ». Il est frappant de constater que le colonel ne fait que confirmer ce que Damas a dénoncé durant 5 années :
« Nous avons détruit massivement les infrastructures et donné à la population une détestable image de ce que peut être une libération à l'occidentale laissant derrière nous les germes d'une résurgence prochaine d'un nouvel adversaire. Nous n'avons en aucune façon gagné la guerre » [32]
L'article a été retiré en urgence après intervention du ministère de la Défense. Legrier a été menacé de sanctions, tandis que l'éditeur de la revue déclarera « avoir manqué de discernement » en publiant le témoignage d'un acteur direct des opérations...
Cet épisode est un parmi de nombreux. L'aviation israélienne effectuera des opérations similaires contre l'armée syrienne, au profit direct de DAECH [34]. De manière générale, la coalition n'a fait que ralentir la destruction de l'« état islamique », et a systématiquement détruit les infrastructures syriennes. Tandis que Damas et Moscou ont fait l'immense majorité du travail envers et malgré elle, la coalition se déclarera malgré tout grand vainqueur lorsque l'organisation perdra ses derniers bastions...
Dernier élément du réquisitoire, la fourniture d'armes. Pour cela, j'utiliserai les travaux de Conflict armament research (CAR) [35], entité officielle financée par l'Union européenne [36] et le gouvernement allemand, chargée de surveiller et de tracer la circulation des armes, en particulier fabriquées dans l'UE. Ce groupe a effectué une étude de terrain extensive sur la provenance des armes de l'« état islamique » [37]. Il y a deux situations dans ce type de recherches : si l'on a à faire a des armes et munitions anciennes, il est très difficile d'en remonter les propriétaires successifs, et le doute peut planer sur la chaîne logistique qui les a amené dans les mains de DAECH. C'est le cas pour la plupart des fusils et munitions. Une chose peut tout de même être déduite, DAECH n'a jamais manqué d'approvisionnement. Mais ce n'est plus le cas lorsqu'il s'agit de munitions récentes, dotées de numéros de série et dûment enregistrées par les fabricants. Or, au milieu d'un inventaire gigantesque de provenances diverses et d'époques lointaines, certaines munitions « flambant neuves » ont été saisi dans les positions de DAECH par le CAR. Ainsi, le rapport nous apprend ceci : dans un lot de roquettes anti-char retrouvé en 2016 aux mains de l'« état islamique », 20 % ont été produite en Roumanie, c'est-à-dire dans l'Union européenne, toutes fabriquées entre 2013 et 2015. 80% de ces roquettes ont été fabriquées en 2015.
Mieux (pire ?) encore, le système de traçabilité nous informe de qui et quand ont été achetées ces armes. Or, de nombreux cas documentés nous informent que le client n'était autre que... l'armée américaine. Ainsi, on retrouve des roquettes bulgares livrée en décembre 2015 à l'armée US, et saisies en février 2016 aux mains de DAECH. Sachant que les contrats d'exportation des armes incluent une interdiction de cession ou ré-exportation. Il n'a fallu que 3 mois pour retrouver des armes achetées par les US dans les mains d'al-Baghdadi... Encore une regrettable « erreur », de livraison cette fois ?
Que conclure ? Théorie du complot ? Ou simple constat du stade terminal du cynisme de « nos » dirigeants ? Et de la lâcheté de leurs larbins, barbouzes, militaires, journalistes... Quand on mesure à quel point, avant l'épisode corona-circus, DAECH a été l'argument central de justification de l'abandon de nos libertés fondamentales au profit de ce régime totalitaire de surveillance de masse, de déni du droit à la vie privée, qui après la possession des esprits entend prendre possession des corps, j'espère que cet article contribuera à amener le lecteur à ce constat, il est temps de renverser la table...
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