La malédiction des nantis
La ‘malédiction des ressources naturelles’ est un maléfice que rencontrent les nations qui possèdent dans leur sous-sol d’abondantes ressources naturelles. En particulier, il a été expérimentalement observé que la croissance économique des pays pétroliers est inférieure à celle d’autres pays comparables mais moins riches en pétrole. C’est le cas, parmi d’autres, de l'Algérie, du Nigeria, du Congo ou de l’Angola. La captation de la rente engendrée par la vente des matières premières conduirait à des luttes de pouvoir stériles aux dépens de la capacité à entreprendre, à innover, à produire. Un esprit de rentier s’installe qui inhiberait toutes les forces vives. De plus, la manne tombée du ciel n’est pas en général bien répartie ce qui génère tumultes et tensions sociales. Des études scientifiques de grande ampleur confirment ce phénomène.
En Physique, l'énergie est une grandeur qui permet de produire un travail, soit une force qui se déplace. L'énergie s'exprime au choix en joules ou en calories. La loi de la conservation de l'énergie indique elle que l'énergie ne peut être ni créée ni détruite mais peut être seulement transformée, un mouvement en chaleur par exemple. L’énergie est une bonne mesure des efforts faits par un individu ou une société pour transformer des biens, donc pour leur communiquer une valeur plus importante. La manne pétrolière permet de bénéficier de tombereaux de liquidités sans faire le moindre effort. Est-ce là la raison intime de la malédiction ? De fait, la sénescence semble guetter quiconque profite d’un bien-être sans avoir à fournir une quelconque contrepartie. Les exemples abondent, rares sont les exceptions.
L’usure est un moyen de s’enrichir sans avoir à dépenser de l’énergie ni physique, ni vraiment mentale. Ainsi, Thomas d'Aquin (1226-1274) condamne le prêt à intérêt en disant : « Recevoir un intérêt pour l’usage de l’argent prêté est en soi injuste, car c’est faire payer ce qui n’existe pas. » Mais cette condamnation de l’usure a été faite bien antérieurement. Le code Hammurabi édicté 1750 ans avant notre ère prévoyait déjà une régulation des taux autorisés. Dans l'empire romain, les excès de l’usure étaient punis. Dès le Haut-Moyen Âge, l'Église catholique reprend la distinction que fait le Droit romain faisait entre les choses qui se consument par l'usage et celles, dont l’argent, qui ne se consument pas. Exiger un paiement pour ces dernières était dite contraire à la charité. L’Église catholique ne lèvera sa condamnation du prêt à intérêt qu’en 1830. Certains textes bouddhiques interdisent la pratique de l'usure tout comme la charia. Pourquoi cette (quasi-) unanimité ? La jouissance de biens gagnés sans efforts gâterait l’âme, écroulerait la société ! De plus, un Homme investi de trop de pouvoirs par l’argent menacerait dangereusement la puissance divine.
Mais si l’Église, dans les textes, montre son dédain de l’argent, il n’en est pas de même dans son quotidien : Saint Paul dans la première Lettre aux Corinthiens dit : « si nous avons semé pour vous les biens spirituels, serait-il excessif de récolter des biens matériels ? ». Le commerce des indulgences qui donne la possibilité à l'Église catholique romaine de récolter des fonds contre rémission totale devant Dieu de la peine encourue en raison d'un péché, constitue un point d’orgue du ‘en même temps’ religieux, c’est à dire l’alliance des incompatibilités. Cette pratique des indulgences sera dénoncée et conduira à un schisme.
La prochaine étape ‘civilisationnelle’ commence au milieu du XVIIIe siècle avec l’essor de la révolution industrielle rendue possible par l’utilisation de plus en plus massive des énergies fossiles, d’abord le charbon puis le pétrole et le gaz. Les savants, les inventeurs, les techniciens rivalisèrent pour découvrir et mettre au point des machines dévoreuses d’énergie qui rendaient infiniment plus faciles le travail de la terre, les transports, la production de biens. Chacun se retrouva être une sorte d’émir bien qu’il ne possédait pas directement le précieux liquide, chacun des pays occidentaux devint esclavagiste : ils faisaient travailler des esclaves énergétiques tout en ne dépensant pas beaucoup d’énergie pour se les procurer. Pour produire la nourriture aujourd’hui consommée par les français, il faudrait une population agricole de 1,8 milliards de personnes si nous conservions le régime alimentaire actuel sans avoir à disposition les énergies fossiles. Un mineur avec sa pelle extrait 100 fois moins de minerai qu’un mineur devenu un conducteur d’engins mécaniques. Et la consommation d’énergie fossile a littéralement explosé après la seconde guerre mondiale. À l’heure actuelle, un Français ‘possède’ de l’ordre de 500 esclaves énergétiques* disponibles à loisir*.
Puisque beaucoup est obtenu avec peu, peu d’énergie physique, peu d’énergie intellectuelle, l’expérience nous a déjà appris que la qualité d’âme des peuples qui se prêtent à une telle société de consommation sans limites ne peut que se gâter : l’étiolement par la facilité s’est institutionnalisé.
La différence entre l'économie réelle et l'économie financière réside dans le fait que l’une produit de la valeur et l’autre pas. Dans l’économie réelle, l’argent est transformé en ‘quelque chose d’autre’, des marchandises, des services et des salaires, tandis que dans l’économie financière, il reste sous forme d’argent. L'économie financière obtient des profits par l'achat et la vente ‘des produits financiers’ comme des actions, des obligations d'Etat, des terres, des bâtiments, des ressources naturelles (pétrole, minerais…) et des produits issus de l’élevage ou de l’agriculture.
Le PIB (Produit Intérieur Brut) représente d’une façon comptable l'économie réelle, ou tout du moins l'économie financière n'y est pas incluse. En 2007, les transactions financières dans l’économie mondiale représentaient 73,5 fois le PIB mondial, le ratio n’était que de 15,3 en 1990, seulement 17 ans avant. En Europe, le volume des transactions financières est environ 100 fois celui du PIB, le volume des échanges d’actions est également 100 fois plus important que l’investissement.
Structurellement c’est donc le vide qui chapeaute le concret, le vide fonctionnant sans énergie, le concret ne pouvant pas s’en passer. Quelles sont les conséquences sur les sociétés sans même avoir à se référer aux diverses pratiques condamnables pratiquement constantes chez les habitants du vide comme l’optimisation ou l’évasion fiscale ?
Mai 68 représente un tournant plus symbolique que réel. Il peut se caractériser comme ‘un mouvement anti-autoritaire rendu possible par le nouvel esclavagisme énergétique qui permet de rendre obsolète le recours à la force physique. La révolution sexuelle, rendue techniquement possible par la loi Neuwirth du 19 décembre 1967 qui autorisait l’usage des contraceptifs, sera la principale conquête du mouvement. Le slogan ‘Interdit d’interdire’ ne concernait évidemment pas les chefs d’entreprises qui auraient dû pour ce faire considérer leurs ouvriers comme des semblables. La classe dirigeante eut pour objectif de continuer à diriger en monopolisant chaque année davantage le nouveau pouvoir omniscient et omnipotent, celui de l’argent. Pas de remise en cause du système social donc, mais la porte grande ouverte aux ‘sujets sociétaux’ presque tous liés aux activités sexuelles qui feront le bonheur des élus dans leurs programmes électoraux.
À partir de là, les sociétés s’enfoncèrent encore plus avant dans les jouissances gratuites, le charbon et le pétrole remplaçant la sueur.
La dette publique de la France atteint de nos jours 2 000 milliards d’euros, soit à peu près la grandeur du PIB qui représente la production de richesses réelles (ou plus ou moins réelles). La croissance de cette dette est vertigineuse à partir des années 1970 enracinant la France dans le virtuel. La croissance du réel reflétée par le PIB est tout au contraire de moins en moins florissante : 4-5% jusqu’en 1980, 2,4% puis 2,0% et en enfin 1,4% par la suite.
Pour dissimuler la confiscation du pouvoir par les habitants du vide, les dépenses de protection sociale ont considérablement augmentées passant de 14,3% du PIB en 1959 à 24,5% en 1981, puis à 29,6% en 2006 et à 34,1% du PIB en 2016. C’est devenu le principal poste de dépenses publiques en France au détriment des investissements. Le vide grignote les travailleurs.
Mais le vide s’empara aussi des entrepreneurs.
Le vide régnait en maître absolu et les lettrés les plus éminents justifiaient les privilèges et les roueries de leur maîtres avec un indéniable talent, ils avaient en partie façonnés les travailleurs à leur image, plus avides de subventions que de travail nécessitant par définition de l’énergie. Les entrepreneurs succombèrent également aux charmes du vide : impossible de nos jours de bâtir quoi que ce soit sans devenir un expert de la chasse aux subsides. Il est difficile de conduire une entreprise afin qu’elle puisse investir, innover, aller de l’avant, affronter la concurrence. La financiarisation de l’économie gomme tous ces aspects, les biens deviennent virtuels, les opérations pures spéculations, le but unique devient d’enrichir ceux qui ne connaissent rien de ce que l’entreprise produit. Tout ceci est rendu possible, comme les subventions précédentes, par l’apport massif d’énergie qui permet de ne plus relier les efforts humains avec les richesses produites. Et les ‘winners’ deviennent des monstres de rouerie pour détourner les financements publics, pour ne pas payer ce qu’ils doivent à la collectivité, pour optimiser l’exploitation de l’Homme par l’Homme en jouant sur les frontières, les mentalités, les législations, peu importe les idées, les produits, l’intérêt des productions, il faut plaire et complaire à tout prix. Ils proposèrent donc une société conforme à la leur, pleine de jouissances momentanées, mais évidemment sans aucun des moyens pour les assumer lorsque vous faites partie de ‘ceux qui ne sont rien’. En 2021, avec certes une composante COVID, 206 milliards d’euros ont été mobilisés, soit 9% du PIB français, pour les principales mesures de soutien aux entreprises, activité partielle, prêts garantis par l’État, reports de cotisations sociales… Argent que la collectivité ne possédait pas et qu’elle a dû emprunter auprès des habitants du vide.
Ainsi livré aux délices de la facilité, qu’est devenue la société française durant ce dernier demi-siècle ?
En 2020, les personnes âgées d’au moins 65 ans représentent en France 20,5 % de la population, la part a progressé de 4,7% en vingt ans. Le nombre d’enfants par femme était de 2,9 en 1950, il n’est plus que de 1,96 en 2015. L’espérance de vie a été considérablement augmentée pour les hommes (mais aussi pour les femmes) : 68 ans en 1950, 75 ans en 1968, 80 ans en 1986, 85 ans en 2015, ce qui est compréhensible si on leur épargne tout ou partie des travaux pénibles. Aux élections constituantes de 1945, le Parti Communiste Français (PCF) avec 26,2 % des suffrages devient le premier parti politique de France. Son audience va s’effilocher au fil du temps : 20,0% en 1968, 11,82% en 1988, 4,82% en 2002, 2,72% en 2017. Même s’il peut être postulé que le communisme représente une voie vers le paradis terrestre que promet aussi l’église dans l’au-delà, les chemins ont longtemps semblé différents voire antagonistes. Il y a pourtant une ressemblance forte : le catholicisme va s’effondrer en même temps que le communisme. L’un et l’autre se voulaient (au moins théoriquement) les défenseurs de 'ceux qui ne seront jamais grands', mais ils revendiquaient surtout le respect qu’on leur doit et qui allait s’amenuisant avec les colifichets qu’on leur offrait au fur et à mesure qu’ils perdaient leur dignité. En 1960, 91,7% des enfants recevaient le baptême à leur naissance. Le chiffre descendit à 72,8% en 1975, 61,7% en 1990, 52% en 2000. De 1960 à 2000, le nombre de prêtre diminue de moitié. En 2000, les premières communions ne concernent plus qu’un quart des enfants.
On accusa la société de consommation, on vilipenda la télévision, on accusa les hommes politiques, on chercha refuge dans le féminisme, on tenta de trouver une réponse dans la théorie du genre… Mais le problème était bien plus profond. Le néo-esclavagisme eut des conséquences sur les mentalités mêmes des humains. Parmi d’autres paramètres, en soixante-cinq ans, la part de la consommation de soins et de biens médicaux a été multipliée par 3,5, passant de 2,5 % du PIB en 1950 à 8,9 % en 2015. On note une la croissance spectaculaire, depuis les années 1980, de la prescription des psychotropes. Globalement, le nombre de suicides est en augmentation significative dans le monde.
Les humbles comme les nantis ont succombé à l’argent-Roi. Pourtant les mises en garde ne manquaient pas : ‘Gardez-vous de tout amour des richesses, car la vie d'un homme ne dépend pas de ses biens’ (Luc 12,13-21). Et ce n’est pas en créant ostensiblement des fondations philanthropiques ou en préférant l’aumône à la Justice qu’on échappera à cette problématique.
* Les données proviennent de M. J.-M. Jancovici
46 réactions à cet article
Ajouter une réaction
Pour réagir, identifiez-vous avec votre login / mot de passe, en haut à droite de cette page
Si vous n'avez pas de login / mot de passe, vous devez vous inscrire ici.
FAIRE UN DON