La séparation du Bien et du Mal
Depuis l'aube de l'Humanité, nous cherchons à bien détacher la notion du Bien de celle du Mal. Ces deux catégories ont été diversement normées selon les temps et les moeurs. Elles ont toujours été normées au sein de systèmes d'opposition : le bien contre le mal. Les hommes civilisés contre les barbares, les gens éduqués contre les sauvages, la patrie contre l'ennemi, les croyants contre les mécréants, les gens normaux contre les gens anormaux (incluant les "monstres"), etc.
Ce qui frappe surtout, c'est que l'homme ne s'est pas contenté des divisions naturelles entre le bien et le mal qui sont issues de la vie d'un côté (source du bien) et de la mort (source du mal). L'esprit de l'homme a ajouté des catégories qui n'existent nulle part dans la nature.
Pour mieux expliciter mon propos, j'ai réalisé le tableau ci-joint. J'ai recensé 7 catégories issues de la nature (déduites de l'affrontement universel et perpétuel entre la Vie et la mort) et 7 catégories spécifiquement humaines construites autour du Bien et du Mal (dualité inconnue des animaux). J'aurais pu y faire figurer le péché mais il s'agit d'une notion exclusivement chrétienne et redondante par rapport à celle de valeur qui comprend aussi les saints opposés aux simples mortels.
Après avoir inventé la dualité du bien et du mal, dualité qui se superpose à celle, naturelle, de la vie et de la mort, l'être humain a voulu affiner les notions, les adapter au mieux aux intérêts de chaque époque et aux idéologies dominantes qui se sont succédé dans l'Histoire.
Il existe des constantes cependant. La séparation du Bien et du Mal se fait toujours sur un fondement dualiste : positif / négatif, ou supérieur / inférieur, ou conforme / non conforme.
Dans la Grèce antique, un certain bon sens semblait dominer. On exerçait ses vertus pour mériter le bien recherché. C’est de l’âme vertueuse que naissent les autres biens pour l’homme, mais aussi son bonheur. C’est à partir de cette pensée qu’il faut comprendre le principe socratique « Personne ne fait le mal volontairement ». Les Grecs restent proches de la nature en opposant Eros (désir) à Thanatos (mort). Dans Le Banquet de Platon, Eros est décrit comme la quête philosophique de la beauté de la connaissance. Les vertus cardinales sont : la sagesse, la persévérance, la modération, la justice. Là aussi, nous pouvons dire que les catégories restent raisonnables. On peut néanmoins relever déjà une certaine dérive consistant à faire remonter le Beau au Bien. Le perfectionnement de l'âme doit accompagner la recherche du bonheur « …car toute mon occupation est de vous persuader, jeunes et vieux, qu’avant le soin du corps et des richesses, avant tout autre soin, est celui de l’âme et de son perfectionnement. Je ne cesse de vous dire que ce n’est pas la richesse qui fait la vertu ; mais, au contraire, que c’est la vertu qui fait la richesse, et que c’est de là que naissent tous les autres biens publics et particuliers. » (Apologie de Socrate)
Dans la Chine antique, Confucius enseigne le précepte "appliquez-vous à garder en toute chose le juste milieu." Cette recommandation à faire preuve de tempérance et de modération est commune aux civilisations grecque et mésopotamienne. Les autres choses considérées comme bonnes moralement sont la piété envers les dieux et les parents, ainsi que l'amour de la patrie. Les hommes se sont socialisés ; ils ont besoin de catégories qui complètent les catégories naturelles, qui subsistent néanmoins.
Avec la religion catholique, un renversement se fait en dépit du bon sens issu et de la loi naturelle. Les catégories du plaisir, de l'agréable, du désir et de la force, passent dans la colonne du Mal et, inversement, le Bien comprend désormais la souffrance, l'effort, voire (pour les saints) le mépris total de sa santé. Spinoza dénoncera ces excès et fera un retour au naturel, à la catégorie primordiale du bien et du mauvais. Spinoza dévalorise toutes les valeurs au profit du bon et du mauvais. Sage attitude ! « Aucune action considérée en soi seule n’est bonne ou mauvaise ». Bon-mauvais : ce sont les deux sens de la variation de la puissance d’agir : la diminution de cette puissance (tristesse) est mauvaise, son augmentation (joie) est bonne (Ethique, IV, 41). Est bon ce qui augmente ou favorise notre puissance d’agir. « Si les hommes naissaient libres, ils ne formeraient aucun concept de chose bonne ou mauvaise aussi longtemps qu’ils seraient libres. » Le bien n’est rien puisqu’il n’y a ni bien ni mal.
Nietzsche reprendra l’idée. « Cela du moins ne veut pas dire par-delà le bon et le mauvais ». Nietzsche, fait la généalogie de la morale. Ainsi à propos des concepts du « bien » et du « mal », il ne saurait être question de savoir ce qu’ils sont (toute question d’essence échoue), mais seulement de repérer les divers déplacements dont ils sont l’effet second après coup, d’indiquer de quels rapports de force ils sont la conséquence sublimée et déplacée, de marquer les différentes représentations où ils se sont exprimés. Nietzsche démontre surtout que les catégories du bien et du mal sont le terreau d'une morale qui ne cesse d'enfler et de s'enfler d'apparences, de mensonges. Il y a une morale de maîtres et une morale d’esclave. Celle-ci est entretenue par les chrétiens, lesquels sont pleins de ressentiment à l'égard de la Vie. Ils détestent la vie, la nature, le corps. Tout leur système d'évaluation est fondé sur ce ressentiment. Et c'est pourquoi, dit Nietzsche, il nous faut aller au-delà du bien et du mal.
Mais Nietzsche, qui dénonce l'assimilation ancestrale des catégories nobles / vulgaires (populace) avec celles de bon et de mauvais, reproduit cette forme de dualité en créant une opposition radicale entre le surhomme, le vrai homme, et les esclaves nourris de ressentiment. C'est encore une dérive aristocratique en matière de jugement moraux, comme cela exista dans l'Antiquité.
Le génie de l'Homme, par rapport aux autres créatures de la nature, est son art du mensonge (1). "Avouer que le mensonge est une condition vitale, c’est là, certes, s’opposer de dangereuse façon aux évaluations habituelles ; et il suffirait à une philosophie de l’oser pour se placer ainsi par de là le bien et le mal." (Nietzsche) Ce génie particulier du mensonge qui fait la spécificité de l'Homme conduit ce dernier à changer souvent de système d'évaluation de ses actions.
L'homme a-t-il cessé de créer des catégories artificielles pour séparer la catégorie du Bien de celle du Mal ? Je ne le pense pas. Aujourd'hui apparaissent d'autres dualités comme : l'être et l'avoir. On dirait un cercle sans fin. Personnellement, je suis favorable à la démarche spinoziste qui consiste à se rapprocher le plus possible des divisions naturelles.
(1) Je soutiens en effet, contre Bergson, que ce n'est pas le rire qui est le propre de l'homme mais le mensonge. Le rire n'est que le résultat du choix de l'Homme de se prendre au sérieux (de créer des valeurs). Ce qui fait que, quand ce sérieux est soumis à une trop forte brutalité du réel, le ridicule se crée et déclenche le rire.
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