On ne peut pas ne pas manipuler... ou la manipulation ordinaire de la « communication-vérité »
La manipulation est aujourd’hui un thème ultra à la mode : pas un média qui ne traite des images manipulées/manipulatrices de téléspectateurs hébétés, de parole manipulée déstructurant la démocratie, de sentiments ou d’affects manipulés d’individus livrés à l’influence pernicieuse des nouvelles technologies de l’information et de la communication. Constatons pourtant que, sur ce sujet, continue de planer un gigantesque et fort dommageable malentendu, essentiellement causé, semble-t-il, par la grande ambiguïté sémantique du terme « manipulation ». Or, cette grave équivoque, les intellectuels « spécialistes » du domaine de la communication et de l’information, a priori pourtant chargés d’en éclaircir les aspects théoriques abstrus, ne cessent de l’alimenter à coup d’articles où le pur sensationnalisme le dispute au simple effet de mode : la manipulation est partout... sans que l’on sache exactement de quoi il est véritablement question.
Pour tenter d’y voir plus clair, posons d’emblée deux équations très communément admises parce que particulièrement simples et excessivement évidentes :
Communication = compréhension, échange, harmonie...
Manipulation = désinformation, manoeuvre, machination...
Bref, communication, l’ange, et manipulation, le démon. D’absolus contraires, donc.
Pas si sûr... Et si, finalement, l’une n’excluait pas l’autre ? Mieux : si la première n’allait jamais sans la seconde ?
Pour approuver un tel propos, encore faut-il s’entendre sur le vocabulaire (qui, chacun le conçoit au moins intuitivement, est à l’origine des pires querelles lorsqu’il part en vacances)...
Évidemment, on le sait, l’étymologie ne possède en aucun cas le pouvoir de permettre d’attribuer aux mots leur "vrai" sens, leur signification "réelle et authentique", (mythe de "l’âge d’or de la langue"). Mais, utilisée en première analyse, celle-ci fournit néanmoins de précieuses indications. Elle nous apprend ainsi que "manipulation" est issu de manipulus, la gerbe, la botte, la poignée ; manipulus qui, dans le sens de "poignée d’herbes", a donné dans le langage des pharmaciens le verbe "manipuler", soit mêler certaines substances chimiques ou pharmaceutiques. Quant à "communication", du latin communicare, communicatio, communio, son sens a évolué au fil du temps de l’idée de "communion" (le partage, la participation) vers celui de "transmission" (émettre et recevoir des informations notamment).
Donc, d’un côté, la manipulation, la prise en main, l’action, l’effet sur : manier, traiter, manoeuvrer. De l’autre, la communication, le contact, la liaison : être en rapport, réaliser un échange, faire passer quelque chose ou quelqu’un d’un endroit à un autre.
Or, c’est à ce point précis que surgit notre problématique : puisque tout processus de transmission d’information -soit ce que l’on appelle généralement "communication"- possède un effet, agit, opère à la fois sur les sujets communicants (en influençant leurs conduites) et sur les objets communiqués (l’information, en tant qu’objet de la communication, peut en effet s’appréhender comme une certaine mise en forme du réel s’actualisant chez un individu selon les caractéristiques spécifiques du processus de traitement qu’il met en oeuvre), toute communication n’est-elle pas aussi et par définition une forme de manipulation ?
Un seul exemple, trivial, peut convenablement illustrer notre propos : l’impact plus ou moins intense causé sur les téléspectateurs par une "nouvelle" diffusée au journal de 20 heures en fonction de la forme employée pour sa présentation : proposée en début d’émission, répétée pendant toute sa durée, largement commentée par des témoins différents, ou, au contraire, présentée en quelques mots en queue d’édition sur un ton monocorde par le même journaliste, cette nouvelle, dans ces deux cas d’espèce, n’aura évidemment pas les mêmes effets sur le public concerné (ses conséquences seront différentes) et ne pourra pas être considérée comme un seul et même objet (l’information communiquée ne sera pas exactement équivalente, même si l’événement rapporté demeure, quant à lui, évidemment identique).
Bien entendu, la manipulation dont il a d’abord été fait mention ici n’est pas uniquement comprise dans ce dernier sens plutôt "physique" ("avoir une action sur"), mais dans celui, plus commun et péjoratif, qui se laisse assez bien cerner par l’expression "tirer les ficelles" : dans notre premier cas, "manipuler" renvoyait plus spécifiquement à "manoeuvrer", c’est-à-dire à une action condamnable au nom de la morale, car non explicitée, dissimulée, exercée subrepticement par un émetteur rusé sur un récepteur naïf, qui se laisse bien malgré lui "rouler dans la farine".
Mais, ce premier sens (manipulation / "manoeuvre furtive et rusée") peut-il être radicalement distingué du second (manipulation / "action sur") ? La réponse à cette question est évidemment positive concernant les situations où il est possible de caractériser (mettre en évidence) une erreur sciemment induite chez le récepteur, bref sa tromperie délibérée par l’émetteur.
Notons pourtant que dans ce dernier cas le terme "manipulation" est peut-être inadéquat parce qu’insuffisant : c’est tout simplement de fraude ou d’escroquerie qu’il faudrait parler.
De plus, pour ce qui est de la règle générale, il paraît impossible de toujours pouvoir mettre en oeuvre la distinction en question. En effet, concernant les rapports humains, consciemment, intentionnellement, volontairement, verbalement ou non s’établissent toujours des jeux d’influence, des stratégies en rapport avec un ou des enjeux, un ou des intérêts, (également conscients ou inconscients). En fait, en matière de relations humaines, la lucidité et la sincérité parfaites paraissent définitivement hors d’atteinte : l’on sait, au moins depuis Freud, que "le moi n’est pas maître dans sa propre demeure", et que pour ce qui est des motivations qui nous animent, c’est l’imprécis, l’équivoque et le confus qui sont le plus souvent de mise.
Dès lors, comment, dans la relation humaine, différencier sûrement et définitivement la simple "action" de la "manoeuvre" ? En effet, l’on y agit (manipule) toujours plus ou moins inconsciemment -je peux développer une stratégie sur autrui, ou sur moi-même d’ailleurs, non véritablement ou intégralement consciente, c’est-à-dire répertoriée et planifiée dans mon esprit justement en tant que stratégie, que tactique. Et on s’y laisse diriger (manipuler) toujours plus ou moins consciemment - je sais, peu ou prou, que telle personne exerce sur moi une influence "souterraine" sans que je ne m’applique vraiment à (ou que je dispose véritablement des moyens de) clarifier précisément les tenants et aboutissants de la situation.
Par conséquent, dans la mesure où, d’une part, toute transmission de message (la communication) possède à la fois des effets (conscients et inconscients) sur les communicants et sur les objets mêmes de la communication, (l’information communiquée est, d’une certaine manière, toujours une mise en forme spécifique du réel et donc, paradoxalement, toujours une déformation de ce réel), et où, d’autre part, la lucidité des communicants sur leurs propres motivations et comportements n’est jamais parfaite, (ils ne peuvent être intégralement conscients de l’ensemble de leurs actions et des effets de ces actions sur eux-mêmes et sur autrui), le constat peut bel et bien être posé : dès lors qu’on communique, on manipule : intentionnellement ou non, verbalement ou non, peu ou prou... Et même, on ne peut pas ne pas manipuler. Constat qui devient l’axiome de base de toute réflexion sérieuse sur la communication : celle-ci n’est jamais "inerte", elle ne se contente pas de transmettre de façon neutre des informations. Au contraire, en tant que construit, c’est-à-dire en tant qu’elle s’auto-organise au fur et à mesure de son déroulement - on est en droit de penser qu’il existe dans les relations humaines une sorte d’économie des actes de communication qui se régule en fonction de principes ou de lois contraignant et limitant la liberté des communicants -, elle façonne ou modèle l’information transmise, c’est-à-dire qu’elle met en forme, qu’elle manipule le réel lui-même.
Ainsi, pour reprendre la thèse "constructiviste" (notamment défendue par les auteurs de l’École de Palo Alto[1]), "ce que nous appelons réalité (individuelle, sociale, idéologique ou même scientifique) est une interprétation, construite par et à travers la communication" ; ce qui est une autre façon, particulièrement efficace et élégante, de poser notre postulat ou notre axiome initial : on ne peut pas ne pas manipuler en communiquant.
Affirmons, enfin, qu’un tel postulat débouche sur une éthique forte de la communication : puisque, pratiquement, nous sommes comme par nature irrémédiablement voués à la manipulation, il nous échoit immanquablement une obligation essentielle, celle de constamment déterminer comment les plus élémentaires humanité et honnêteté peuvent s’accommoder de ce véritable et inévitable principe de fonctionnement.
Ainsi, ma propre position se démarque clairement de celle, "normative", qui consiste à décrire les pratiques de manipulation en matière de relations humaines pour les rejeter et dessiner, a contrario, l’espace de pratiques qui seraient humainement souhaitables : des relations "libres et authentiques". A la base, mon point de vue est radicalement différent, sinon antagoniste : quant à moi, je ne considère pas a priori l’homme communicant comme "libre" (ou susceptible de le devenir une fois les pratiques de manipulation éradiquées), mais au contraire en permanence contraint (donc manipulé) dans et par des systèmes interconnectés comme ceux qui régissent sa culture, son organisation biologique et sociale, son langage, etc., et, par là, qui agissent inéluctablement sur ses conduites et sa pensée.
Sauf à condamner la fraude, la tromperie, le mensonge, il ne s’agit donc pas de dénoncer la manipulation (telle que nous l’avons définie) mais de chercher à décrire les mécanismes de ce qui paraît bien constituer, en l’absence d’un savoir définitif sur "ce que l’homme est réellement, par opposition à ce qu’il croit être", l’une des constantes historiques de la vie en relation ; constante qui lui est peut-être tout simplement consubstantielle, l’homme apparaissant comme un "manipulateur manipulé" permanent.
Les thuriféraires de la "communication-vérité" ne seraient-ils pas paradoxalement eux-mêmes, en prenant et en nous faisant prendre des vessies pour des lanternes - façon peut-être naïve (l’enfer est pavé de bonnes intentions) mais ô combien efficace de se poser en penseurs nécessaires et de s’arroger ainsi du pouvoir symbolique -, les meilleurs manipulateurs que l’on puisse trouver ? Et puisqu’ils se posent comme des "réalistes" - ils ont vocation à nous faire découvrir "la" réalité, "la" vérité, bref le monde "tel qu’il est"...- ne pourrait-on leur appliquer cet adage, particulièrement sagace, que Guy de Maupassant, se référant à la "manipulation des éléments fournis par le réel", nous livrait dans une étude sur le roman parue dans Le Figaro du 7 janvier 1888 : "Les réalistes de talent devraient s’appeler plutôt des illusionnistes"...
[1] Voir l’ouvrage dirigé par Paul Watzlawick, L’invention de la réalité, contributions au constructivisme, Paris, Seuil, 1988.
10 réactions à cet article
Ajouter une réaction
Pour réagir, identifiez-vous avec votre login / mot de passe, en haut à droite de cette page
Si vous n'avez pas de login / mot de passe, vous devez vous inscrire ici.
FAIRE UN DON