Les limites de l’illusion démocratique
Est-ce une bonne manière de former des citoyens ?
Nous recevons, comme chaque année à pareille époque, une note officielle pour organiser dans nos classes l'élection de l'élève qui sera le délégué de ses camarades. L'idée n'est pas nouvelle, l'intention de permettre de découvrir les conditions du vote et les critères de choix serait louable si bien souvent la chose ne virait pas à la farce dans nos classes spécialisées comme dans bien d'autres .
D'abord nos effectifs sont peau de chagrin. Les deux classes de troisième affichent 9 élèves chacune. Nos vieux routiers ont compris que le poste suppose beaucoup de contrainte et aucun agrément notable. La satisfaction de représenter les camarades n'a que peu d'attrait surtout quand bien souvent il n'y a aucun candidat pour briguer le poste. Ce fut le cas cette année encore et les deux élèves désignés par un vote sans campagne électorale refusèrent leur élection …
D'autre part, il règne parfois un climat si détestable entre les élèves que se jouent des tractations souterraines qui ne sont pas de nature à former le futur citoyen (il se peut que cela encourage les vocations de futurs politiciens de nos deux grands partis). En quatrième, dans une classe, erreur funeste de 12 élèves ( 8 garçons et 4 filles …) j'ai pu mesurer les dégâts du contexte national actuel et d'une dégradation des valeurs dans notre nation.
Cette fois, il y avait pléthore de candidats. Les uns pour remplir une fois encore une mission qu'ils avaient honorée de fort belle manière lors de l'année écoulée, les autres pour semer le trouble ; leur sport préféré. Le professeur dans ce cas là évoque les critères de choix, la nécessaire disponibilité du délégué, son sérieux et son exemplarité. De belles paroles sans effet pour la troupe qui a décidé de fausser le débat.
Un engagement est demandé à chaque candidat. Il s'exprime devant le groupe, s'engage à venir à toutes les réunions, à œuvrer pour bien représenter ses pairs si le scrutin le ou la désigne. Que de belles intentions ! Que de louables promesses ! Déjà dans la classe se murmurent de sournoises pressions. Comme pour les plus grands, la loi du plus fort n'est pas la loi du plus sérieux. Les acoquinements dans nos classes n'ayant rien à envier à ce qui se trame pour nos picadors du bulletin de vote.
Nous essayons malgré tout de rétablir la discipline républicaine, de faire semblant de croire que la sagesse l'emportera sur les œillades vindicatives de nos gros bras internes. C'est peine perdue, le vote donne une parfaite illustration des rapports de force entre les élèves soucieux de bien faire et ceux qui viennent en classe contraints et forcés.
Le premier tour dilue les suffrages, le second va devoir trancher. Il ne reste que deux candidats, un garçon fort en capacité de nuisance et une jeune fille sérieuse et appliquée. Ils sont en bien des points, les deux faces distinctes de nos élèves, un parfaite expression du Ying et du Yang. Je devine la partie perdue, le caïd aura toutes les voix masculines, sa campagne est en la matière fort éloquente.
Le dépouillement provoque une surprise de taille, dans le secret du vote, deux garçons avisés se sont portés vers le choix de la raison contre celui de la pression. C'est le scandale, la recherche des traîtres est ouverte. « Qui a osé voter pour une meuf ? » s'indigne le porte flingue du futur politicien véreux.
C'est la crise constitutionnelle, le drame et la guerre des sexes. J'essaie bien naïvement de proposer un arrangement puisqu'il faut un suppléant, autant qu'ils s'arrangent tous les deux et qu'ils alternent la fonction lors des différentes réunions. Que n'avais-je pas avancé ? Le trublion de s'indigner, de prétendre que je ne veux pas de lui à cause de sa couleur de peau ! L'argument est si commode …
Je lui fais remarquer que j'essaie de trouver un accord à l'amiable. Je m'indigne même, en haussant le ton qu'il puisse remettre en cause mon éthique personnelle. L'autre de se fâcher plus fort encore. On ne partage rien avec une fille, surtout quand celle-ci est si différente de lui, qu'il ne doit jamais lui adresser la parole … Son sbire préféré, son âme damnée profite du débat actuel pour faire la chasse aux deux salopards qui ont voté pour des filles. En cas de troisième tour, ça peut servir quelques menaces bien senties…
Ce qui devait être une leçon pratique de démocratie vivante est la parfaite illustration des dérives qui pointent leur vilain nez ici ou là. J'ai demandé vainement l'annulation du vote. Il ne s'est pas déroulé dans un climat apaisé. Le sexisme qui règne dans cette classe est le fruit pourri de l'influence néfaste d'un seul qui a su par sa force de persuasion, imposer sa vision du monde à ses coreligionnaires. Je le sais sous influence, il est de ces adolescents qu'on embrigade derrière une bannière porteuse de haine. Il est encore jeune mais déjà pointe en lui les promesses incertaines, de lourdes inquiétudes, d'étranges menaces. J'aimerais tant me tromper et pire que tout, c'est lui qui sera désormais leur délégué !
Scrutateurement vôtre.
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