De la légalité des assassinats ciblés
Dans les airs, l’utilisation des drones ou UAV (Unmanned aerial vehicle) se généralise pour lutter contre le terrorisme. Ces engins télécommandés sont utilisés massivement par les armées, américaine et israélienne principalement, pour assassiner des terroristes suspectés sur des territoires étrangers. Mais au fait, les assassinats ciblés sont-ils légaux ?
- Un MQ-9 Reaper, drone armé utilisé par l’armée américaine pour des assassinats ciblés. Photo : United States Federal Government.
26 octobre 2011, zones tribales du nord-ouest du Pakistan. Au moins quatre insurgés islamistes, dont le frère d’un chef taliban, sont tués par le tir d’un drone américain. 4 octobre, toujours au Pakistan. Huit insurgés, dont plusieurs ressortissants allemands sont tués par le tir d’un drone américain. 30 septembre 2011, Yemen. Anwar al-Aulaqi, imam radical américano-yéménite lié à Al-Qaïda, est tué par le tir d’un drone américain… La liste pourrait continuer sur plusieurs pages. Depuis 2004, entre 1117 et 2680 personnes, dont de nombreux responsables d’Al-Qaida et chefs talibans, ont péri au cours de frappes menés par ces appareils télécommandés au seul Pakistan. Les Etats-Unis utilisent également l’assassinat ciblé en Irak, en Afghanistan et en Somalie. Le recours aux “targeted killings” s’est largement intensifié sous la présidence de Barack Obama, que ce soit avec des drones ou au cours d’opérations d’assassinat “classique”.
Israël a utilisé de manière plus ou moins intensive l’assassinat ciblé au cours des dernières années, notamment pendant la seconde Intifada. Sauf erreur, il n’existe pas à ce jour de chiffre qui fasse l’unanimité. Les ONG parlent de plusieurs centaines. La Russie, dans une moindre mesure, a également eu recours aux assassinats ciblés, notamment en Tchétchénie. Plus de détails sur l’histoire de l’usage des assassinats ciblés par Israël et les Etats-Unis ici.
Selon l’Organisation des Nations Unies, un assassinat ciblé est “l’utilisation intentionnelle, préméditée et délibérée de la force létale, par un sujet de droit international, c’est-à-dire par les États ou leurs agents agissant sous couvert de la loi, ou par un groupe armé organisé dans un conflit armé, et dirigée à l’encontre d’une personne individuellement sélectionnée n’étant pas sous la garde physique de l’agresseur » (source).
Les Etats ont-ils le droit de tuer, sans procès, des ressortissants étrangers ou non, sur un territoire étranger au nom de la lutte contre le terrorisme ? Difficile de répondre, car le droit international laisse une part belle à l’interprétation… L’expression “guerre contre le terrorisme” (“war on terror”) utilisée par l’administration de l’ex-président Georges W. Bush est un bon point de départ. Un acte terroriste, doit-il être qualifié de “crime” ou “d’acte de guerre” ? C’est un enjeu crucial du point de vue du droit.
“Droit de tuer” : temps de guerre, temps de paix (grands principes)
En temps de paix, le droit d’un gouvernement à utiliser la force létale contre un citoyen, étranger ou non, est (généralement) contraint par le droit national et par le droit international. Un Etat ne peut pas décider légalement de tuer arbitrairement quelqu’un. Dans les Etats où la peine de mort est en vigueur, il est nécessaire que la culpabilité de ladite personne soit prouvée par un tribunal impartial, légitime et indépendant. Quelques exceptions très contraintes existent, comme la légitime défense. Un agent des forces de police peut par exemple tuer pour se protéger ou pour protéger autrui, si l’usage de la force létale est proportionnel à la menace encourue. D’autres exceptions existent mais il n’est pas nécessaire d’entrer dans les “détails” pour l’instant.
En temps de guerre, les gouvernements peuvent utiliser la force létale contre des combattants ennemis, car les contraintes juridiques qui incombent au temps de paix sont changées (pour se renseigner sur le “droit à faire la guerre”, voir le jus ad bellum). Engagés dans des hostilités, les combattants sont une partie au conflit. Ils sont en principe identifiables (uniforme, etc.) et peuvent être tués, non pas parce qu’ils ont été jugés coupables d’un crime, mais parce qu’ils qui peuvent potentiellement tuer. Le simple fait pour un combattant de porter un uniforme est un signe d’allégeance à une partie belligérante. Aucune sommation, aucune tentative d’arrestation ou de capture n’est, en droit, nécessaire avant de tuer un combattant. Aucun effort pour minimiser les pertes parmi les forces ennemies n’est exigé par la loi. En droit humanitaire international (droit de la guerre), ces règles sont définies par le jus in bello, c’est à dire l’ensemble des règles juridiques applicables à la conduite des hostilités.
Le terroriste : combattant ou criminel ?
Le terroriste commet généralement des actes de violence ponctuels : les attentats. Son action relève alors d’avantage du « trouble interne » que du « conflit armé ». L’acte terroriste est généralement un acte de violence illicite commis en temps de paix. De plus, les terroristes ne portent généralement pas d’uniforme, ils se confondent avec la population civile. En temps de guerre, le même acte de violence illicite (dans le cadre d’une guérilla, par exemple) est qualifié, en droit, de « crime de guerre ». Dans ce raisonnement, l’acte terroriste n’est donc qu’un acte criminel qui ne nécessite qu’une réponse judiciaire : interpellation, procès, et éventuelle condamnation. Mais, la multiplication ou/et l’importance des attentats peuvent faire passer une société d’un état de paix à un état de guerre. C’est là, que les choses se compliquent.
L’acte terroriste relève du droit pénal, mais il n’est pas un crime banal (à de multiples égards), notamment parce qu’il vise une fin politique et non une fin crapuleuse. Dans son combat idéologique, le terroriste revendique une légitimité qui autorise, selon lui, l’illégalité de son action. C’est peut être l’un des points qui, parmi d’autres, en font un crime “exceptionnel”. Sans entrer dans l’éternel débat de la définition du terrorisme, les juristes considèrent généralement que le terroriste se situe, selon les cas, entre le combattant, le militant et le criminel. Jusqu’aux attentats du 11 septembre, le terrorisme était plus considéré comme une menace sécuritaire que comme une menace de défense. Aujourd’hui, les Etats divergent sur la qualification de l’acte terroriste. En l’absence de positionnement du Conseil de sécurité des Nations Unies, cette qualification semble en fait relever de l’interprétation idéologique que les Etats font du droit international.
Justifier les assassinats ciblés : le “paradigme de guerre”
L’argumentaire développé par les Etats usant des assassinats ciblés relève de deux paradigmes auquel se réfèrent deux raisonnements juridiques : le “paradigme de paix” et le “paradigme de guerre”. Les Etats-Unis et Israël utilisent le “paradigme de guerre”. Dans ce raisonnement, la lutte contre le terrorisme est envisagée comme un conflit armé et l’acte terroriste comme un acte de guerre.
Pour les Etats-Unis, la “guerre contre le terrorisme” est une lutte “constante” et “globale” au sein d’un conflit armé sans théâtre militaire défini et “sans frontières”. L’administration Bush a considéré que les attentats du 11 septembre relevaient d’une “agression armée”, qui autorise à entrer en conflit conformément au principe la légitime défense défini par l’article 51 de la charte des Nations Unies. La qualification d’agression armée est tout à fait contestable du point de vue du droit (article 51 Charte des Nations Unies et résolution 3314 de l’AGNU qui définit l’agression). Bien qu’il soit le seul habilité à le faire, le Conseil de sécurité n’a jamais clairement ni infirmé, ni confirmé, ce raisonnement dans le cadre des attaques du 11 septembre. Il a simplement entériné la poursuite de la guerre en Afghanistan a posteriori.
Rappel : le Conseil de sécurité est composé de cinq membres permanent (Chine, Etats-Unis, France, Fédération de Russie, Royaume-Uni) et de dix membres non-permanents élus par l’Assemblée générale pour un mandat de deux ans. Les membres permanents disposent d’un droit de veto. Le Conseil de sécurité n’est pas un organe neutre. Les résolutions qu’il vote doivent être replacées dans le jeu politique international.
L’administration Obama a exposé sa position notamment en mars 2010 - et confirmé celle de l’administration Bush- en déclarant que les Etats-Unis restaient ”en conflit armé avec Al-Qaïda, ainsi que les forces des talibans, en réponse aux attaques du 11 septembre et pouvait utiliser la force compatible grâce à son droit inhérent de légitime défense en vertu du droit international.”
Dans ce raisonnement, les terroristes “actifs”, bien qu’ils ne constituent pas ni une armée, ni un mouvement armé clairement défini, sont considérés comme des cibles légales, des combattants, au même titre que dans un conflit “classique”. Pour être plus précis, les Etats-Unis qualifient le terroriste de “combattant illégal”. Israel, qui utilise le même paradigme, le qualifie de “civil prenant part aux hostilités” (pour aller plus loin sur ce point, lire cette excellente analyse). En “temps de guerre”, il devient légal de tuer un ennemi, sans sommation, ni même sans tentative de le capturer.
L’identification des cibles d’assassinats ciblés repose essentiellement sur les services de renseignements (la CIA et le Mossad). En Israël, cette identification est soumise à un contrôle a posteriori, ce n’est pas automatique aux Etats-Unis. Quoi qu’il en soit, dans la plupart des cas, l’identification des cibles reste un processus très opaque.
Le principe de souveraineté des Etats prohibe en principe toute action violente d’un Etat sur le territoire d’un autre Etat (article 4.2 de la Charte des Nations Unies). Le Pakistan et le Yémen, Etats dans lesquels des assassinats ciblés américains ont lieu à intervalles réguliers, ne sont pas en guerre contre les Etats-Unis. Mais, la guerre contre le terrorisme étant considérée comme “globale” et “sans frontières”, Washington considère qu’il est légal de mener une intervention sur le territoire d’un Etat étranger, que ce soit avec son autorisation (voire collaboration, ex : Yemen) ou sans (ex : Pakistan).
Le raid américain qui a mené à la mort d’Oussama Ben Laden à Abbottabad, au Pakistan - que certains ont condamné comme une violation de la souveraineté nationale - est représentatif de la politique menée par l’administration Obama : Washington a choisi de ne pas notifier l’incursion à Islamabad.
Justifier les assassinats ciblés : le “paradigme de paix”
Le “paradigme de paix” est moins flexible. Il a pourtant déjà été utilisé par les Etats-Unis dans le passé. Ce paradigme est plus complexe à justifier car doit respecter à la fois le droit interne de l’usage de la force létale et le droit international en temps de paix.
Du point de vue du droit interne, les Etats-Unis ont adopté un texte qui autorise tout usage de la force militaire contre toute personne, Etat ou organisation qui aurait participé ou aidé à la préparation des attentats du 11 septembre. Pour toute action militaire qui ne serait pas en lien avec les attentats du 11 septembre, le droit américain permet l’usage de la force létale dans le cadre de la légitime défense (pour plus de détails, cliquer ici).
En ce qui concerne le droit international, la justification des targeted killings repose sur une conception étendue du principe de légitime défense (Article 51 de la Charte des Nations Unies) : une forme de “légitime défense préventive”. Ce raisonnement peut être mis en parallèle avec les doctrine de guerre préventive ou préemptive. Si un Etat considère qu’un terroriste représente une menace avérée, directe et imminente pour sa sécurité et/ou celle de ses citoyens, l’assassiner est légal. Il est difficile de déterminer ce qui relève d’une menace avérée, directe et imminente. De ce point de vue, le droit international est flou et permet une interprétation assez libre.
Quid de la souveraineté ? Un Etat étranger peut autoriser un autre Etat à user de la force sur son territoire. Mais, si un Etat A mène une action sur le territoire d’un Etat B sans son consentement, l’Etat A peut justifier l’usage exceptionnel de la force létale par le fait que l’Etat B n’est pas en mesure d’empêcher, ou a échoué à empêcher, ou encore refuse d’empêcher, la préparation d’actions violentes qui menacent la sécurité des citoyens de l’Etat A (principe de subsidiarité pour les “failed” ou “rogue states“).
En temps de paix, il est en principe nécessaire d’user de tous les moyens possibles pour arrêter le terroristes avant d’utiliser la force létale. Dans les faits, le département de la Défense des Etats-Unis estime que ce principe ne s’applique pas si la menace est trop grande (source : Memorandum from W. Hays Parks, Special Assistant to The Judge Advocate Gen. of the Army for Law of War Matters, to The Judge Advocate Gen. of the Army).
Dommages collatéraux et principe de proportionnalité
Les assassinats ciblés, bien qu’ils soient de plus en plus précis, produisent évidemment des dommages collatéraux, notamment la mort de civils innocents. Le principe retenu par les pays usant des assassinats ciblés est le même qu’en temps de guerre : la proportionnalité. Les Etats calculent un ratio entre le nombre de “terroristes” et le nombre de “civils innocents” tués. La mort d’innocents est considérée comme acceptable et légale si elle est proportionnelle au danger potentiel que l’attaque a permis de supprimer. Pour faire simple, il est acceptable de tuer des innocents pour sauver d’autres innocents. Evidemment, le principe de proportionnalité est dans la plupart des cas difficile à évaluer, car il n’existe pas de critères objectifs. Son interprétation est donc relativement libre.
Les assassinats ciblés : des “crimes de guerre” ?
De nombreuses ONG de défense des droits de l’Homme, telle qu’Amnesty international, fustigent les assassinats ciblés et évoquent des crimes de guerre. Pour elles, les assassinats extra-judiciaires que sont les assassinats ciblés sont nécessairement illégaux. Les ONG invoquent le droit à la vie (article 3 de laDéclaration universelle des droits de l’Homme et article 6 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques) et le droit au procès équitable (article 10 de la DUDH).
Human rights watch, critique vivement le manque de transparence de l’administration américaine : “Concernant les frappes en dehors des zones de conflit, les Etats-Unis devraient expliquer la menace avérée et imminente pour la vie que représente l’individu ciblé et les circonstances qui ont empêché les moyens non-létaux d’être utilisés”. (Traduction depuis l’anglais)
Dans un rapport remis au Conseil des Droits de l’homme des Nations Unies en 2010, Philip Alston, ancien enquêteur de l’ONU sur les exécutions extrajudiciaires, explique que les assassinats ciblés sont souvent justifiés par « des circonstances excessivement vastes » et qu’il « manque des mécanismes essentiels de vérification et de contrôle pour s’assurer que ces exécutions sont légales ».
Morceaux choisis :
« Il y a effectivement des circonstances dans lesquelles les assassinats ciblés peuvent être légaux, dans les conflits armés, quand ils visent des combattants ou des civils qui prennent part à des combats, mais ils sont de plus en plus utilisés loin de zones de combats », indique son rapport.
« Les Etats-Unis en particulier ont mis en avant une nouvelle théorie selon laquelle il y a une « loi du 11 septembre » qui les autorise à user de la force sur le territoire d’autres Etats, au nom de la légitime défense, sur la base de l’existence d’un conflit armé avec Al Qaida, les Talibans et les forces associées », alors même que la composition, organisation et responsabilité de ces groupes restent « confuses et variables », ajoute le Rapporteur spécial.
« Cette interprétation large de la notion de droit à la légitime défense participe à l’affaiblissement de l’interdiction de l’usage de la force inscrite dans la Charte des Nations Unies », poursuit-il, avant de mettre en garde contre « le chaos »que pourrait entrainer la normalisation de ces pratiques, utilisables par n’importe quel Etat, au nom de la lutte contre le terrorisme.
« Parce que ce programme est officiellement mené de manière secrète, la communauté internationale ne sait pas où et quand la CIA autorise les assassinats ciblés, ne connait pas les critères retenus pour décider qui est visé et pourquoi ni quelle suite est donnée quand des civils sont tués illégalement », précise encore le rapporteur.
Pour Philip Alston, « dans ces situation où n’est pas révélée l’identité de ceux qui ont été assassinés, les raisons de leur assassinat, et la mort éventuelle d’autres civils innocents en même temps, le principe juridique de la responsabilité internationale est, par définition, totalement violé ». Rien à ajouter.
Un autre débat anime la réflexion sur les assassinats ciblés : sont-ils efficaces ? Voici quelques avis :
Death From Above, Outrage Down Below, By David Kilcullen and Andrew McDonald Exum, New York Times.
Targeted Killing Is Working, So Why Is The Press Not Reporting It ? By Alan Dershowitz, Huffington Post.
Do Targeted Killings Work ? By Daniel Byman, Foreign Affairs.
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