Les laines de roche, nouvel exemple d’une science sans conscience ?
Le scandale de l’amiante a permis de démontrer la structuration des instances de régulation ainsi que de l’expertise technique par le lobby des industriels au travers du Comité Permanent Amiante. Or, ce dévoiement de la science et la capture de la décision publique par des groupes d’intérêts se généralisent, comme le démontre Benjamin Sourice, dans son ouvrage Plaidoyer pour un contre-lobbying citoyen aux Editions Charles Léopold Mayer. Un ouvrage qui fait écho aux actions mises en œuvre par les industriels de la laine de roche et à leur argumentaire.
Une communication des entreprises qui cherche à minimiser les risques
Les enjeux sanitaires concernant la laine de roche sont très ambigus et nombre de fabricants jouent sur les mots pour vanter leurs produits. Le plus « cocasse » semble être le Suisse FlumRoc qui parle de laine de roche « naturellement inoffensive » parce que le diamètre de la fibre est « supérieur à 6 micromètres » (ce qui empêcherait la fibre d’atteindre les alvéoles pulmonaires en cas d’inhalation). De même, les fabricants communiquent sur la certification de leurs produits en omettant de dire que celle-ci est donnée par un organisme (EUCEB) à la main du syndicat professionnel (EURIMA). Ainsi, la minimisation des risques est généralisée et de simples mesures de précaution – bien évidemment recommandées par les fabricants – suffiraient à se prémunir d’effets sanitaires regrettables.
Par ailleurs, quand il y a des appels à la prudence, les industriels répondent rapidement afin de prévenir toute dérive médiatique pouvant impacter leur chiffre d’affaires. Ainsi, en décembre 2010, le site d’information Toulouse Infos met en ligne l’interview de Jean-Claude Devalland, spécialiste du diagnostic immobilier et notamment de la présence d’amiante. Selon lui, la laine de roche peut présenter des risques de cancer : « ce sont des produits qui ne sont pas reconnus comme étant cancérigènes, mais dont les professionnels se méfient. […] Étant donné que l’on a mis 50 ans à faire interdire l’amiante, on va peut-être cette fois-ci mettre plus que 45 ans pour dire que la laine de roche est également cancérigène ».
Or, devant ce début de contradiction de la communication officielle, le FILMM, le syndicat national des Fabricants d’Isolants en Laines de Minérales Manufacturées, ne peut que réagir par la voix de sa secrétaire générale, Caroline Lestournelle. Selon elle, « le « point du vue » [mis entre guillemets par elle-même] de Jean Claude Devalland, sur la question, est contestable scientifiquement ».
Le FILMM a bien conscience que ce genre de publicité peut nuire au discours officiel. Il n’hésite donc pas à systématiquement traquer tout argumentaire déviant afin de banaliser l’utilisation de la laine de roche, un produit efficace et sain. Or, un organisme mettant en œuvre une communication offensive, orientée et parcellaire, ça ne vous rappelle rien ?
Amiante : la science dévoyée
Avec l’affaire du sang contaminé, l’amiante est probablement un des plus grands scandales sanitaires du XXème siècle en France. Si sa dangerosité est connue depuis 1906 en France, il n’est totalement interdit qu’en 1997. En 2005, un rapport du Sénat estime que l’amiante est à l’origine de 25 000 décès entre 1965 et 1995, et qu’il pourrait causer de 65 000 à 100 000 décès entre 2005 et 2030. Les estimations de l’Institut de veille sanitaire, réalisées en 2014, avance que l’amiante a déjà fait entre 61 000 et 118 000 morts entre 1995 et 2009. En outre, la fibre pourrait provoquer d’ici à 2050 entre 68 000 et 100 000 morts en France. Ainsi, au-delà du scandale sanitaire, l’amiante est aussi un scandale financier (entre 2002 et 2012, l’Etat et les caisses primaires d’assurances maladie ont déboursé plus de 10,5 milliards d’euros pour indemniser les victimes et leur famille) et bien évidemment politique.
Toutefois, le but ici n’est pas de lister les responsabilités de chacun, un procès devant avoir lieu en 2015. Le plus intéressant est d’analyser le système de promotion de l’amiante en France dans les années 1980 et 1990, et le dévoiement de la science pour crédibiliser ce schéma.
Ainsi, en 1982, l’Association des Industriels de l’Amiante crée, à l’initiative d’une société de lobbying appelée Communications Economiques et Sociales (CES, fondée en 1962 par Marcel Valtat), le Comité Permanent Amiante (CPA). Cette structure informelle réunit régulièrement dans les locaux de l’agence de communication des industriels, experts, scientifiques, syndicalistes et fonctionnaires (Ministères du Travail, de la Santé…) pour discuter du dossier de l’amiante en France.
Le CPA a pour but de concentrer toute l’information disponible sur l’amiante pour devenir un point de référence incontournable dans le débat et même apparaître comme une structure consultative pour l’Etat. En réalité, son rôle est de pratiquer, sur une large échelle, une désinformation pour préserver les intérêts économiques des industriels de l’amiante et contrer la diffusion d’informations négatives. En effet, le caractère cancérigène de l’amiante est démontré dès les années 1960 mais le lobbying du CPA porte sur la possibilité d’un « usage raisonné » de la fibre, notamment en focalisant sur sa résistance au feu (un argument avancé actuellement par les industriels de la laine de roche par ailleurs). Le CPA est finalement dissout en 1995, soit deux ans avant l’interdiction de l’amiante. Le rapport parlementaire de la mission d’information sur les risques et les conséquences de l’exposition à l’amiante parlera même du rôle anesthésiant du CPA.
Si la plupart des membres du CPA font aujourd’hui face à des poursuites judiciaires pour homicides et blessures involontaires, d’autres ont pu poursuivre des carrières plus qu’honorables au sein de l’industrie, de la fonction publique ou encore de la recherche scientifique, à l’image de Patrick Brochard, pneumologue réputé, aujourd’hui chef du service de médecine du travail du CHU de Bordeaux. A l’époque du CPA, il en est une des principales cautions scientifiques et contribue, à ce titre, au maintien de l’amiante sur le marché, selon Michel Parigot, vice-président de l’Association Nationale de Défense des Victimes de l’Amiante (ANDEVA).
En 2012, Patrick Brochard est d’ailleurs mis en examen pour son rôle dans le scandale de l’amiante, même s’il prétend toujours avoir été manipulé. Or, Patrick Brochard a participé à plusieurs recherches ayant trait aux risques générés par la laine de roche. Qu’il en soit l’auteur ou rapporteur et jury (dans les cas de thèse), toutes les études auxquelles il a participé concluent à l’incapacité de lier exposition à la laine de roche et cancer.
La capture de la décision publique
L’amiante, et plus récemment l’affaire mediator des laboratoires Servier, est l’exemple même d’un phénomène omniprésent et rarement analysé : la « corruption douce », c’est-à-dire la capture de la décision publique obtenue par un verrouillage de tous les échelons de la décision (administration, ministre, élu) et de l’alerte (expert, médecin, syndicat). Benjamin Sourice l’a pourtant fait récemment (février 2014), dans son ouvrage Plaidoyer pour un contre-lobbying citoyen aux Editions Charles Léopold Mayer.
Selon lui, les lobbies industriels s’emparent de l’expertise mais aussi de l’autorité afférente (pages 30-32). En développant l’idée de capture règlementaire, Benjamin Sourice montre que « le régulé [entreprise ou groupement industriel] capture le régulateur et devient alors capable d’instrumentaliser la prise de décision pour ses propres intérêts ». Ainsi, pour l’auteur, « le financement de données biaisées par des experts, l’infiltration des administrations et les conflits d’intérêts, la rémunération de ‘conseils’ à des personnalités publiques, la confusion volontaire entre les intérêts publics et privés, la multiplication des ‘portes tournantes’ entre administration et industrie sont autant de comportements caractérisant le désir de capture de la décision publique par des intérêts privés » (p16). Selon lui, les instances scientifiques n’échappent pas à ce phénomène et se permet d’employer les expressions de « science sous influence » voire de « science sans conscience ». En clair, la science est dévoyée et le discours scientifique ne sert qu’à crédibiliser un produit douteux via des artifices médiatiques, « alternant entre opacité maîtrisée et transparence calculée » (p15).
Ainsi, en s’emparant de l’expertise, les lobbies industriels sont en mesure d’orienter les pouvoirs publics ou les agences publiques qui évaluent les risques sanitaires. En effet, dans ce cas précis (et il est récurrent), « l’expertise règlementaire établit par la même occasion un périmètre de recherche restreint qui oriente en partie les conclusions. Il n’existe aucune raison de chercher un risque sanitaire là où aucun règlement n’impose de le faire ». De fait, comme le rappelle Corinne Lepage, « les lobbies de l’industrie ont réussi à faire considérer qu’une absence de preuve du risque était équivalente à une innocuité. Ce qui est d’autant plus faux lorsque les protocoles d’analyses établis ne se donnent pas la peine de rechercher le problème là où il est » (p32).
Par la suite, il peut donc y avoir un laps de temps plus ou moins grand entre la mise sur le marché du produit, la découverte d’une toxicité et la modification des règlements sanitaires. En outre, l’inertie des pouvoirs publics peut avoir des raisons variées : mauvaise circulation de l’information, blocages institutionnels, voire intérêts à protéger au détriment de la santé publique, comme dans le cas de l’amiante.
Or, aujourd’hui, les mêmes doutes, les mêmes arguments pour minimiser les risques et les mêmes types d’organisations sont à l’œuvre concernant la laine de roche. De fait, les interrogations concernant sa possible nocivité ne risquent pas d’être soulevées puisque les études scientifiques menées ou les instances de régulation sont à la main des lobbies. Jusqu’à quand ?
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