Trois leçons sur la société post-industrielle
Je l’avais évoqué, Daniel Cohen l’a fait. Reprenant le modèle que Raymond Aron avait inauguré en 1962 avec son livre Dix-huit leçons sur la société industrielle, il a rassemblé et rationalisé les trois conférences qu’il a données en octobre 2005. Elles sont désormais publiées dans la collection « La république des idées » au Seuil (depuis septembre 2006).
Le capitalisme du XXe siècle s’est construit autour de la grande firme industrielle. Celui du XXIe siècle se débarrasse de la production des objets ; il s’organise autour du client final. Le secret de la plus-value n’est plus dans la besogne de production du bien, mais dans l’œuvre de conception. Le « travail » change de nature, de physique et répétitif, il devient intellectuel et créatif. Pour analyser ce changement de paradigme, trois leçons : 1/ L’ère des ruptures 2/ La nouvelle économie-monde 3/ Existe-t-il un modèle social européen ?
Les ruptures de notre ère sont au nombre de cinq :
1/ si la première Révolution industrielle fut celle introduite par l’énergie vapeur, la seconde par l’électricité, la troisième, que nous connaissons, est celle des technologies de l’information - donc de l’organisation. La productivité augmente parce que le travail humain qualifié coûte cher et qu’on ne doit pas rester une minute à ne rien faire.
2/ Une nouvelle conception du travail humain, la polyvalence des tâches et la responsabilisation de chacun, engendrent une rupture sociale. La montée des inégalités est due à la surabondance du travail « non qualifié », moins payé, et de la productivité accrue du travail qualifié, mieux rémunéré (pour ceux qui en ont un). La condition « ouvrière » ne peut plus évoluer ; elle reste condamnée au bas de l’échelle, faute de qualification. Le travailleur se doit désormais de l’être en connaissance.
3/ L’éveil individualiste, daté de mai 1968 pour faire bref, est une révolution « culturelle » qui remet en cause le collectivisme industriel qui prévalait jusque-là ; la légitimité n’est plus innée, ou due à l’ancienneté, mais elle se mérite : elle doit être acquise. « C’est par l’informatique que les étudiants élevés dans la culture contestataire des campus américains des années 1960 vont trouver le moyen de briser la standardisation du monde créée par leurs parents. » (p.34)
4/ Dans les années 1980, la finance a repris l’ascendant sur les affaires, comme au XIXe siècle ; les managers ne sont plus salariés, ils deviennent actionnaires par l’octroi de stock-options - ils se comportent donc comme tels. « A chaque fois qu’un raider attaque une firme pour créer de la "valeur", il ne fait rien d’autre qu’exproprier les partenaires de la firme, les "stakeholders", au profit des actionnaires, les "shareholders". » (p.37)
5/ L’émergence de la Chine et de l’Inde force la « mondialisation » du capitalisme.
La nouvelle économie-monde se manifeste par l’épuisement des pays de l’Est. « La société industrielle reposait sur un modèle hiérarchique s’acclimatant parfaitement aux régimes planificateurs et totalitaires. » (p.41) On peut ajouter l’épuisement du « modèle français », très proche : centralisé, étatisé, aristocratique.
La « mondialisation » n’est pas une donnée nouvelle ; une première a déjà eu lieu au début du XXe siècle, et d’une tout autre ampleur ! La Grande-Bretagne était, il y a un siècle, l’économie-monde qui aspirait les marchandises, les capitaux et les idées ; ce rôle est tenu désormais par les Etats-Unis. Ces pays sont portés par les innovations technologiques qui leur donnent la puissance : transport et charbon il y a un siècle, techniques de communication aujourd’hui. En revanche, la globalisation financière et les migrations internationales sont nettement moindres de nos jours qu’en 1913, année où 50% de l’épargne anglaise était placée outremer et où 10% de la population mondiale était constituée d’immigrés (contre à peine 3% aujourd’hui).
Si le libre-échange favorise les contacts, donc la diffusion des innovations techniques et les imitations des comportements, il n’enrichit pas forcément les pays pauvres. En général ultraspécialisés dans leurs exportations, ceux-ci sont vulnérables à la concurrence des autres périphéries. Ce ne sont pas les secteurs qui enrichissent, mais la chaîne de valeur d’un même bien. « La conception en amont et la prescription en aval deviennent le cœur de l’activité des pays riches. L’étape du milieu, celle de la fabrication, devient inessentielle et peut être externalisée. » (p.53)
Alors, comment profiter de la mondialisation à l’œuvre ? En suivant le Japon. « Le modèle chinois n’est rien d’autre que celui du Japon, qui a prouvé qu’on pouvait profiter de la mondialisation, à condition de constituer soi-même une "accumulation primitive" des facteurs de croissance. A l’image du Japon d’hier, le taux d’épargne chinois est aujourd’hui considérable, de près de 50% ! La scolarisation des enfants est également remarquable, moins de 20% de la population chinoise est analphabète. » (p.54)
Les enjeux du monde à venir sont complexes. La transition démographique, ce moment où la population mondiale cessera de croître pour adopter un comportement de pays développé, ne devrait s’achever que vers 2050. Les difficultés du monde présent devraient donc s’exacerber d’ici là :
- plus de riches et plus de pauvres
- une remise en cause du modèle présent de consommation américaine, impossible à la masse des Chinois et des Indiens sans déséquilibrer la nature et épuiser les ressources
- un monde multipolaire instable, faute de persévérer dans la recherche d’un ordre multilatéral.
Et l’Europe, dans tout ça ? Le fait que le plus gros du commerce européen se fasse entre pays membres ne prépare pas à la globalisation des échanges. Ce commerce européen est en retard d’un modèle ; il est encore industriel où les firmes vendent clés en main des produits proches. « Le commerce mondial, lui, est vertical : il découpe la chaîne de production d’un même bien selon des étapes de plus en plus fines. » (p.64) Les Européens se contentent d’exporter des produits de « haut de gamme » alors que les Américains en sont déjà (comme les Japonais) à exporter des produits de « haute technologie ». Ils ne cumulent pas des savoir-faire quasi ancestraux (Mercedes, sac Vuitton), mais promeuvent des innovations utiles et séduisantes (moteurs de recherche internet, téléphones mobiles-photo-MP3). L’Europe reste prisonnière de ce savoir-faire qui exige de faire, donc de produire toujours plus cher avec sa hausse du niveau de vie relatif. L’exemple des montres suisses est éclairant ! « Ce faisant, elle s’expose au risque d’être concurrencée par les pays émergents dans le domaine industriel et d’être devancée par les Etats-Unis dans le domaine immatériel. » (p.65)
La « nouvelle » économie ne peut s’accommoder de la concurrence car ses coûts de recherche et développement doivent être amortis par une rente de situation pendant une certaine durée. C’est là que les "anti" libéraux se trompent d’époque... De même, l’innovation ne peut être le fait des "salariés" (ou rarement). C’est là que les jacobins se trompent de modèle... « Le modèle de l’open science et la culture de l’homo academicus dont la principale motivation est la reconnaissance de ses pairs, sont mieux adaptés à la création d’idées nouvelles que l’économie de marché. » (p.69) D’où la contradiction entre le gratuit et le payant, qui ne fait que commencer... et le besoin d’institutions pour arbitrer les intérêts et réguler le nouveau modèle.
Et c’est ici que le handicap européen devient le plus flagrant. « L’Université est au nouveau siècle ce que la firme fordiste était à l’ancien : l’institution qui fixe la matière première, le savoir et la formation, dont se nourrit le reste de la société. » (p.71) Or les universités européennes, et tout spécialement françaises, sont archaïques, mal aimées et financièrement délaissées. A l’inverse, les universités américaines sont concurrentielles, attirant les meilleurs professeurs, les meilleures dotations financières et les meilleurs étudiants. « Mais surtout, les universités américaines sont suffisamment fortes pour discuter de puissance à puissance avec le reste de la société, politique ou industrielle. » (p.71) C’est parce que les liens entre recherche fondamentale et recherche appliquée sont complexes que des institutions autonomes puissantes sont indispensables : elles protègent les chercheurs du court terme, sans les isoler de la demande sociale des industriels.
Or il n’y a pas de modèle social « européen », il n’y a que des modèles nationaux incompatibles. En France, par exemple, « les compromis sociaux ne portent ni sur l’exigence du plein-emploi qui vient de la conception libérale (Angleterre, Etats-Unis), ni sur l’exigence scandinave de solidarité. Le capitalisme continental est ainsi néo-corporatiste (...) Il vise à protéger les populations sous statut. » (p.75) Daniel Cohen reprend ici l’analyse de Philippe d’Iribarne : « Le modèle français n’est ni individualiste au sens anglais, ni communautaire au sens allemand. Il est habité (...) par une contradiction entre deux systèmes de valeurs que la France n’a jamais su concilier : les valeurs cléricales et les valeurs aristocratiques. L’Eglise porte un discours universel de l’égalité de tous face à Dieu. L’aristocratie fait l’éloge de la noblesse des conduites que donne et qu’exige le rang donné par le même Dieu à chacun. Incapable de les réconcilier, la France doit sombrer dans l’hypocrisie au mieux, dans l’ignorance de soi-même au pire... » (p.79) Je reviendrai sur les analyses d’Iribarne.
Un essai stimulant, s’il en est !
Daniel Cohen, Trois leçons sur la société post-industrielle, collection la République des idées, Seuil 2006, 91 pages seulement de concentré à méditer !
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