Automobile : dernier arrêt avant la sortie de route ?
Pour le journaliste Frédéric Denhez, spécialiste des questions environnementales, l’après-automobile a commencé… Mais comment accueillir ce « monde d’après » ?
« Le mythe est la puissance qui meut les sociétés » écrivait Bernard Charbonneau (1910-1996) en son temps – celui des « trente glorieuses » dont il fut le critique lucide. L’homme aurait-il inventé les dieux pour se modeler à leur image, se transporter comme eux en majesté et « s’illimiter » ? L’homme aspire à voler, à se transporter vite et loin et à échapper à ses limites organiques par l’invention des machines – de celles dont on rêve longtemps avant de savoir les construire… La pensée magique précède l’imagination technique. Homère évoque dans L’Illiade (vers le VIIIe siècle avant J.-C.) des tricycles forgés par Vulcain et « se mouvant par eux-mêmes »… Avec l’invention de la roue véhiculaire, quelque part en Eurasie vers le troisième millénaire avant notre ère, un rêve d’ « automobilité » parcourt notre espèce. Mais il faudra encore quelques siècles de tâtonnements et de pensée mécanisée pour passer de ce désir d’abolir les distances à l’art et à la maîtrise du moteur, à la mécanisation des transports et à la création d’une industrie géante de la circulation… Longtemps objet de désir voire norme de consommation (81% des Français en ont une), l’automobile est un pilier de la société et de la mémoire collective – un pilier désormais bien ébranlé avec la fermeture de sites de production emblématiques et des directives qui l’envisagent de plus en plus frontalement sous l’angle de ses « coûts de moins en moins cachés », voire comme une nuisance ou une atteinte à la qualité de la vie. Le journaliste Frédéric Denhez l’estime en voie de disparition pour de sacrées bonnes raisons : « Car si la voiture de tous les jours est un gouffre, elle l’est aussi pour la société. L’auto coûte en obésité, en allergies, en stress, en fatigue, en accidents, en morts ; elle coûte en terres agricoles perdues, en accroissement du ruissellement de l’eau, en risques d’inondation ; elle coûte en pollution de l’air, en bruit ; elle coûte en encombrement, en bouchons, en voirie. En temps perdu et en paysages gâchés. ».
Au commencement est la vapeur…
Le 26 septembre 1834, sous le règne de Louis Philippe, l’ingénieur Charles Dietz (1801-1888) crée un service routier régulier Paris-Versailles par diligence à vapeur : c’est l’ancêtre de l’autobus, mais ce « train routier » (un tracteur à vapeur remorquant deux wagons) effraye les chevaux et incommode les passants – sans oublier l’aléatoire revêtement des routes qui ne se prête pas (encore…) à ce mode de locomotion… Charles Dietz n’en a pas moins posé un jalon de première importance vers « l’automobilité » routière, esquissée soixante-dix ans avant lui par un autre ingénieur, Nicolas Cugnot avec son « fardier » (1769) – il est même le tout premier à utiliser du caoutchouc pour le bandage de ses roues… « La première révolution industrielle est avant tout celle de la vapeur d’eau » rappelle Frédéric Denhez qui retrace un siècle d’histoire automobile. Aux débuts de la IIIe République, le moteur à vapeur va coexister un temps avec le moteur électrique mis au point par Gaston Trouvé (1839-1902) – le Journal officiel du 20 avril 1881 constitue l’acte de naissance du premier véhicule électrique construit en France -, le « moteur à explosion » perfectionné par Carl Benz (1844-1929) – et bien entendu avec l’attelage hippomobile qui perdure jusqu’en 1913. Peu à peu, l’automobile à pétrole (« un incroyable concentré d’avantages ») affirme sa supériorité technique grâce aux innovations permanentes qui jalonnent son âge d’or (1890-1910), du moteur à quatre cylindres (Forest, 1891) jusqu’au démarreur électrique (Jenatry, 1901). Depuis, l’automobile a conquis le monde – jusqu’à se banaliser en bagnole : « La vapeur a construit l’automobile. L’électricité l’a libérée. Le pétrole l’a imposée sur les routes (…) Henry Ford en a fait un système global qui a totalement bouleversé la civilisation capitaliste et, finalement, l’humanité. ».
La ville se dévoiture…
Après La Dictature du carbone (Fayard, 2011), Frédéric Denhez approfondit sa vision de la voiture de demain et de l’homo mobilis. Si le pétrole est devenu l’un des éléments structurels de notre « complexe technologique », l’automobile constitue l’un des indicateurs les plus pertinents de l’activité d’une nation industrielle – et de la santé de son économie. Or, l’automobile d’aujourd’hui « recule dans son usage ». Certes, elle est « toujours autant possédée »… mais cette vache sacrée des « trente glorieuses » devient une vache à lait qui voit son heure passer et la roue tourner vers d’autres mobilités dans un marché occidental sursaturé. Les professionnels du secteur le constatent : « Les taux de motorisation ne progressent plus ». L’icône automobile vacille et « bascule vers la banalité d’un moyen de transport » - fin du rêve… Comme l’analyse Fabrice Denhez, « la voiture est en train de n’être plus qu’une fonction » ou un outil dont la « possession est moins importante que son utilisation ». Jusqu’alors, « le tout-auto a favorisé l’éloignement, lequel a un coût qui monte » - « un coût que les banques ne considèrent jamais dans les dossiers de crédit immobilier, en dépit de la facilité à l’établir ». Frédéric Denhez appelle l’avènement de l’alter-mobile, c’est-à-dire de « l’automobile débarrassée de la sensation de puissance » et invite à penser une vie après la bagnole ainsi qu’un nouvel aménagement du territoire : « Demain c’est la campagne et le social qui s’imposeront à la ville en l’enserrant dans des limites fixées par l’économie de ressources et l’accès du plus grand nombre à un logement »...
« La voiture, pour quoi faire, au fait ? »
L’éco-conduite et l’auto-partage progressent, l’homo automobilis est amené à trouver un terrain commun avec l’homo urbanus : « La voiture ne règne plus en maître là où elle s’était installée de force. La ville, qui l’avait accueillie comme un libérateur de l’individu dans les années 1970, la traque aujourd’hui sans toujours beaucoup d’énergie, mais le mouvement de reprise en main est puissant (…) Un automobiliste qui n’en peut plus, c’est un usager du transport en commun qui s’ignore. Voire un cycliste potentiel. ». Pour l’expert en questions environnementales, « la fin du tout-auto marquera en cela l’arrivée dans l’âge adulte » - peut-être même « emportera-t-il avec lui le salariat et la propriété, les deux autres piliers du capitalisme ». L’automobile bientôt en panne sèche ? La boussole des nations « postindustrielles » peine à indiquer une direction, les salons de l’auto révèlent surtout des rêves de conquête de « marchés émergents » promus en nouveaux eldorados d’une industrie jadis prospère et désormais guettée par la sortie de route… F. Denhez esquisse bel et bien une nouvelle voie à suivre depuis l’invention de la roue puis du moteur thermique : le « progrès » ne se conduit plus à tombeau ouvert et il n’est plus question d’arriver le premier au cimetière mais, bien au contraire, de « préserver ce qui n’a pas de prix »… Mais qui organisera ce monde plus vivable dans « l’après-tout-auto » ? Quel « décideur » remettra les bœufs devant la charrue et veillera à avoir « les machines de notre société et non la société de nos machines » ?
Frédéric Denhez, La Fin du tout-voiture, Actes Sud, 220 p., 22 €
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