Gouvernance et médiocratie
Avertissement : la présente publication est la transcription de la deuxième partie de l’émission « Les Matins de France Culture » diffusée le 7/12/2016 : un entretien de Guillaume Erner avec ses invités Paul Jorion et Alain Deneault.
Copié-collé depuis le site de France Culture Présentation
Faire son travail : pour Alain Deneault, cette expression est quasiment devenue synonyme d’être médiocre. Dans un essai intitulé « La médiocratie », le philosophe dénonce une « politique de l’extrême-centre ». Née de la division et de l’individualisation du travail, elle nous pousse à n’être que moyens, médiocres, ternes, jamais brillants, toujours dans les rangs, surtout. Parce que l’on est précaires, timides ou formatés, on joue le jeu et on rentre dans un rang tiède qui abhorre la remise en question, la réflexion et l’inventivité.
Vivons-nous vraiment une époque dont la gouvernance serait la clé ? Sommes-nous les victimes de logiques comptables et gestionnaires ? Le management a-t-il pris le dessus sur la pensée critique ?
Nous recevons ce matin Paul Jorion. Il publie « Le dernier qui s’en va éteint la lumière » chez Fayard. Il sera rejoint en deuxième partie par le philosophe Alain Deneault, auteur de « La médiocratie » , édité par Lux.
Partie transcrite par mes soins de la deuxième partie dont Alain Deneault est le principal interlocuteur
Guillaume Erner : Vous étudiez la manière dont le discours managérial a diffusé une certaine conception de la société, vous êtes attaché au travail, à l’idée que l’on serait de plus en plus aliénés par le travail … (ici une description radiophonique d’Amazone et ses magasins robotisés).
Alain Deneault : La gouvernance qui tend à générer un mode médiocrate fait passer les métiers au rang des fonctions, les pratiques au rang des techniques, les compétences au rang des exécutions. Depuis la division du travail, depuis révolution industrielle on a cherché à avoir un travailleur interchangeable ; donc standardisé ; donc normé ; à l’avant-garde de la machine. En luttant contre l’entropie ; contre la fatigue ; contre les personnalités ; et on a formaté un sujet médiocre. Médiocre au sens où il est difficile d’être médiocre. Pas au sens courant où l’on parle de la médiocrité comme étant la chose de l’incompétence, de l’impuissance etc. Être médiocre c’est être moyen ainsi que les institutions de pouvoir souhaitent qu’on le soit. Cette moyenne suppose une exigence mais elle est avilissante en même temps.
GE : pour que l’on comprenne bien, qu’est-ce que la médiocratie ? Un gouvernement qui serait en quelque sorte dirigé vers ces hommes médiocres dont vous voyez l’avènement ?
AD : c’est une difficulté culturelle qui consiste pour les sujets, à devoir deviner ce que les institutions de pouvoir souhaitent, pour ainsi s’y inscrire et être dans leurs bonnes grâces. La médiocrité renvoie à la moyenne. On ne dira pas quand il s’agit d’évoquer la moyenne que c’est la moyenneté, quand il s’agit d’évoquer quelque chose de moyen. Mais il y a une différence entre la moyenne et la médiocrité dans le sens ou la moyenne renvoie a une abstraction. On peut parler de la vitesse moyenne a laquelle on peut faire du vélo, de la connaissance moyenne qu’ont les Français de l’histoire de la Russie, ainsi de suite . mais ça suppose de la diversité, une abstraction, un portait robot. La médiocrité c’est la moyenne en actes. C’est quand on nous enjoint à être moyen en actes, à travailler de manière moyenne et à ne pas faire moins évidemment mais à ne pas faire plus et c’est une moyenne qui n’est pas scientifique, c’est une moyenne qui est arbitraire ; les institutions de pouvoir vont l’imposer comme telle.
GE : Bon mais vous vous dénoncez la manière dont on fait travailler les individus ; mais si on n’a plus besoin du travail des individus, qu’est-ce qui va se passer ?
AD : Mais c’est un délire. C’est une représentation de communicant.
GE : Paul Jorion ?
Paul Jorion : pas à mon sens : dans ce mouvement vers la médiocratie, on a effectivement formaté l’humain pour qu’il puisse être remplacé par des machines. C’était une transition à mon sens et elle est en train d‘avoir lieu. Et les chiffes qui nous sont donnés quand on se projette dans un horizon 2030, 50% des fonctions que nous remplissons maintenant vont disparaitre, c’est encore un chiffe à mon avis qui est trop faible simplement parce que il n’y a pas de projection par rapport à de nouvelles découvertes qui seront faites et aussi un préjugé de considérer que plus une tâche nous parait simple, plus il sera facile de la remplacer par la machine, ce n’est pas vrai. D’abord y a des tâche qui nous paraissent très compliquées et que l’algorithme peut simuler très facilement et on oublie aussi une chose c’est justement l’incitation qu’il y a à remplacer des tâches qui sont extrêmement bien payées par la machine et qu’on peut payer des gens correctement pour opérer cette transition là. (ici Paul Jorion évoque son expérience d’écriture d’algorithmes traders).
GE : en fait les seuls métiers qui ne seraient pas substituables dans ce délire qui peut-être deviendra réalité, c’est le pouvoir, c’est la manière dont les entreprises sont gouvernées autrement dit la gouvernance d’entreprises, et ça c’est un sujet que vous avez particulièrement étudié Alain Deneault : pour vous en fait, la question de la gouvernance est aujourd’hui au cœur de la crise que nous traversons expliquez nous pourquoi la manière dont finalement on dirige les entreprises, la manière dont on considère maintenant qu’un chef d’état doit être avant tout un chef d’entreprise, il y a vraiment toute une série de métaphores qu’on retrouve dans le discours politique, pourquoi c’est en train de modifier notre société ?
AD : un mot sur l’hégémonie des robots : il est entendu qu’on peut se lancer dans des investissements et dans des projets infrastructurels pour que cela advienne mais ce n’est pas viable. (ici, digression sur les effets collatéraux néfastes de la robotisation totale) La gouvernance en fait c’est un concept qu’on a développé dans la théorie des organisations pour penser la répartition du pouvoir au sein des grands groupes. Les actionnaires, et les administrateurs les hauts fonctionnaires les cadres, les intermédiaires les employés etc. On a développé une théorie pour s’assurer de l’efficacité du fonctionnement des grandes structures et cette théorie là qui supposait aussi beaucoup de contrôles et un encadrement du personnel a été ensuite adoptée par les pouvoirs publics. Et c’est là que les problèmes commencent parce que si on recourt au vocabulaire de l’entreprise privée pour penser la façon dont fonctionne l‘entreprise … mais lorsqu’on se met à parler de clients quand il s’agit de patients, de clients au lieu de spectateurs au théâtre, d’usagers, d’étudiants, … là on voit que tous les termes relatifs aux Service Public, au bien commun, au partage, à la chose commune se trouvent subordonnés au discours managérial. Et on tend à réduire toutes considérations sociales en tant qu’organisation à cette approche là. Et c’est pour ça que vous avez toute une substitution de langage : on parlera plus de politique on parlera de gouvernance on ne parlera pas de démocratie on parlera d’acceptabilité sociale, on n’aura plus des citoyens mais des parties prenantes, il n’y a plus de peuple il y a la société civile … il n’y a pas de débats il y a des consensus, plus de projets ou de programmes politiques il y a des partenariats au sens économique, la solidarité sociale a été troquée pour l’empowerment des individus c’est à dire qu’on désolidarise les individus de l’institution publique qui pourtant leur confère des pouvoirs comme citoyens on en fait des individus, on les isole et ensuite on leur dit : trouvez du pouvoir en devenant partenaire des plus grands que vous. Et c’est ça la perspective de la gouvernance.
GE : Mais alors, retournons à la gouvernance. Puisque, Alain Deneault, à l’idée première de la gouvernance qui consiste à dire que finalement l’argent dont dispose une société est une ressource rare, qu’il faut l’employer de manière particulièrement parcimonieuse donc qu’il faut gérer les différentes ressources dont on dispose pour ne pas gaspiller par exemple cet argent pour permettre au plus grand nombre d’être soigné, éduqué, c’est une idée qui vous parait critiquable ?
AD : la gouvernance c’est voir l’État, les institutions publiques les ministères les universités, les institutions financières internationales, les associations 1901, les ONG comme devant fonctionner selon le mode des entreprises privées pour satisfaire les entreprises privées parce que les entreprises privées seraient en quelque sorte au cœur du système : Il faut les imiter.
GE : Mais en quoi c’est une mauvaise chose de considérer par exemple que la Sécurité Sociale doive aujourd’hui être rentable ?
AD : le problème de la gouvernance ce n’est pas qu’on gère, le problème c’est qu’on hisse la gestion au rang de la politique, alors que la politique ça consiste à agir sur des principes. La politique consiste à se demander selon quelles logiques préférentielles on cherche à organiser le lien social, les affaires publiques, et on gère en fonction des principes qu’on s’est donnés. Lorsque on hisse la gestion au rang de la politique et qu’on parle de gouvernance plutôt que de politique on fait comme s’il n’y avait qu’une façon de gérer ; qu’une façon de penser la politique, et on réduit la politique à une modalité de gestion. Les élections et le discours politique portent désormais sur la meilleure personne le meilleur candidat pour faire le travail exclusif qu’on a en tête dans ce régime là. Et c’est un régime qui exclut les options politiques au profit d’un management de la vie sociale.
PJ : Oui mais il faut voir aussi le projet politique qui est à l’arrière de cette transformation qui a désigné l’entreprise, la firme comme modèle pour l’État. Il y a à l’arrière de ça dans le projet ultralibéral c’est une transformation de l’état en état ’veilleur de nuit’ selon la conception du libéralisme du 18è siècle, l’État devrait s’occuper uniquement d’une chose c’est d’assurer la concurrence libre et parfaite sur les marchés et veiller à la défense de la propriété privée. Pour tout le reste, et vous avez des prix Nobel d’économie (1) qui s’en sont occupés, tout le reste on va privatiser. On va poser la question de la Justice ? hé bien ça va être un problème d’optimisation - combien de criminels au maximum peut-on laisser dans les rues, quelle est la proportion qui optimise l’utilisation des magistrats, des gardiens de prison, etc - et on va faire un simple calcul. Même chose et c’est Alain Supiot qui a attiré l’attention là-dessus : la parole donnée ? Mais ça n’existe plus ; il faut faire un calcul de dommages et intérêts par rapport au fait d’enfreindre sa parole, et si ça coûte pas très cher on le fera parce que la question c’est simplement une question de coût … tout ça c’est dans un processus de quantification et de transformer l’homme dans une machine avant que la machine ne remplace définitivement l’homme.
GE : Finalement Alain Deneault, on a débuté ces Matins avec PJ avec un livre qui explique qu’à son sens nous courons à notre perte, que ce monde là est en train de rouler vers l’abime, vous vous considérez que la notion de gouvernance ne permet finalement que d’améliorer cette course vers l’abime qu’elle ne permet pas de rompre avec les pratiques qui nous ont conduits là où nous en sommes c’est à dire dans une situation de crise.
AD : Annie Le Brun présente la notion de catastrophe comme étant dans l’histoire un signal d’alarme. Pour amener les responsables publics à éviter un certain nombre d’écueils graves. La catastrophe c’est la chose à laquelle on n’arriverait jamais ; Mais on est arrivés dans un ordre où même la catastrophe est gérée. On la voit comme étant administrable. On l’intègre à des colonnes comptables et on devient « pense petit » par rapport à elle. On en fait une ligne pour des communicants, on en fait un élément dans un programme qui en contient d’autres tout à fait contradictoires, etc. . je pense évidemment à la crise écologique dans laquelle on est ; et le problème de la gouvernance c’est justement de tout réduire à la gestion des affaires communes sur le mode des multinationales et on se retrouve face à des théories qui sont en rupture complète avec les principes et les thèses de la pensée politique moderne. On va dire par exemple en lisant des textes de référence que la gouvernance désormais rompt avec le principe d’égalité. On dit : c’est fini ces histoires d’égalité : nous sommes inégalitaires et il n’y a plus d’institutions de référence pour faire valoir le bien commun. Désormais nous sommes éclatés, nous sommes azimutés, et nous sommes des acteurs (2) des petits lobbies de nous-mêmes qui défendons des intérêts sur un mode partenarial, et la théorie de la gouvernance consiste à penser un mode consensuel à travers lequel des acteurs éclatés et inégaux vont s’entendre sur la base de leurs inégalités (3). Et on est en rupture complète avec les principes de la pensée politique moderne.
GE : Un mot de conclusion Paul Jorion ?
PJ : oui non, c’est ce qui a été dit tout à l’heure (4) c’est un programme non démocratique et même antidémocratique et ça été dit ouvertement par des gens comme Von Hayeck qui nous ont inventé cet ultralibéralisme et non seulement ça mais qui nous ont créé aussi par l’école de Chicago une pensée unique en économie qu’on appelle la science économique et qui parvient en France en particulier à faire le vide autour d’elle.
(1) Paul Jorion a développé dans la première partie de l’émission ce qu’il pense des Nobel en économie
(2) Voir sur ce même sujet, la thèse de Frédéric Lordon et son concept de colinéarisation : « On trouverait difficilement normalisation plus finalisée que celle de l’entreprise néolibérale. La pratique du coaching est celle qui enregistre le plus violemment les tensions contradictoires entre des objectifs de « développement personnel » et « d’autonomisation des individus « , et des objectifs réels d’étroite conformation à des cahiers des charges comportementaux décalqués des contraintes spécifiques de productivité et de rentabilité de l’entreprise commanditaire. Les plus lucides des coaches reconnaissent que leur intervention auprès des malheureux coachés a pour objet de transformer une pression exogène en motivation endogène : « Conduire les hommes de façon telle qu’’ils aient le sentiment, non pas d’être conduits, mais de vivre selon leur complexion et leur libre décret » (Maxime spinoziste à l’usage des souverains). Induire un désir aligné : c’est le projet éternel de tous les patronats, c’est-à-dire de toutes les institutions de capture. Pour les enrôlés saisis par la machine à colinéariser, il s’agit donc de convertir des contraintes extérieures, celles de l’entreprise et de ses objectifs particuliers, en affects joyeux et en désirs propres, un désir dont l’individu, idéalement, pourra dire qu’il est bien le sien. Produire le consentement, c’est produire l’amour par les individus de la situation qui leur est faite. L’épithumogénie libérale (cf . Jorion) est donc une entreprise d’amor fati – mais pas de n’importe quel fatum (destin) : le sien exclusivement, celui qu’elle abat sur des salariés au comble de l’hétéronomie (absence d’autonomie). ‘’ (PP 127,128, Capitalisme… Frédéric Lordon)
(3) C’est la fameuse proposition théorisée par Alain Minc à la fin du siècle dernier de remplacer dans notre devise national, le mot égalité par celui d’équité.
(4) Référence à la première partie des matins non retranscrite ici
Intervenants
· Paul Jorion est Anthropologue et sociologue, enseignant à l'université néerlandophone de Bruxelles
· Alain Deneault est Philosophe de formation, il est chercheur en sociologie à l'université de Québec
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