Islam : les errements de la Sorbonne et la démission des philosophes
Je viens de lire le livre de Françoise Micheau, professeure à la Sorbonne, intitulé "Les débuts de l'islam, jalons pour une nouvelle histoire". C'est un travail sérieux, bien documenté, de même que celui de M. Antony Hostein, professeur à la même université, dont j'ai fait la critique dans mon précédent article ; mais là encore, je suis bien obligé de constater que mon approche est à l'opposé de celle de l'auteure. Je plaide pour une autre histoire de l'islam.
La pensée de Françoise Micheau est universitaire, la mienne est issue de l'expérience du terrain que j'ai vécue lors de mes séjours en Afrique du Nord. Je ne juge pas, je constate. Je constate que les sociétés musulmanes trouvent leur sens de la vie dans un ensemble de traditions et de coutumes qui s'enracinent dans une culture dont le Coran est la référence. Je constate que la transmission des valeurs par l'éducation se fait dans ce courant.
Nos sociétés européennes d'origine judéo-chrétienne ont connu une histoire semblable mais avec cette différence que l'enracinement n'est pas le Coran mais la Bible, principalement les évangiles, et que le messager n'est pas Mahomet.
Tout va bien, en principe, lorsque culture et territoire coincident. Des incompréhensions apparaissent et des problèmes se posent quand ce n'est plus le cas. Il faut être aveugle pour ne pas s'en rendre compte. La seule vraie solution, à mes yeux, est de dépasser, par la pensée évolutive, les anciennes croyances. Il ne s'agit pas de reniement mais de les replacer dans le contexte de leur naissance. Nous sommes aujourd'hui dans un autre contexte. Rien ne descend du ciel. Rien n'est descendu du ciel. Il s'agit pour des cultures d'origine diverse d'accepter ce fait et de se retrouver dans un chemin commun.
Le travail de l'historien ne sert à rien s'il n'est pas suivi de la réflexion du philosophe et d'un changement de comportement du politique.
J'ai cru au père Noël. Dans la crise évidente de civilisation que nous traversons, j'ai cru que les philosophes allaient enfin assumer leur responsabilité et tenir la promesse faite jadis par Luc Ferry et André Comte-Sponvile dans leur ouvrage "La sagesse des Modernes" : un, quitter l'enfance de l'humanité, deux, éclairer le chemin (1). Pour moi, c'était clair et évident. Le temps était venu pour la société humaine de prendre conscience que rien ne descend du ciel et que tout peut s'expliquer historiquement. Historiquement, cela veut dire qu'il y a d'abord la responsabilité de l'historien... responsabilité assumée aujourd'hui par Françoise Micheau et son livre, par d'autres historiens qui se sont exprimés, mais aussi par mes articles qu'Agoravox a bien voulu publier. Alors qu'André Comte-Sponville a très clairement écrit qu'on ne raisonne pas à partir de rien (2), je fais le triste constat que les philosophes ont renoncé à se poser les questions fondamentales qui, pourtant, s'imposent et qu'ils fuient le débat concernant la fiabilité des textes fondateurs religieux qui jalonnent notre histoire jusqu'à ce jour (3). Je veux parler du judaïsme, du christianisme et de l'islam.
L'erreur du philosophe - que je dénonce - est de ne pas vouloir entrer dans le débat concernant la fiabilité de ces textes fondateurs sous le faux prétexte que la philosophie est un domaine qui n'a pas à interférer avec celui du religieux. Un non-engagement, c'est la négation de la philosophie. Et, pourtant, c'est bien par là qu'il fallait, qu'il faut commencer. La conséquence de ce non-engagement est tragique : dans le brouhaha des polémiques religieuses et des conflits grandissants, la parole philosophique se révèle aujourd'hui inaudible.
Mais que font donc les philosophes ? Luc Ferry s'est engagé dans un dialogue laborieux pour essayer de sauver du christianisme ce qui peut être sauvé. Il ne sait que penser de mes écrits tandis qu'André Comte-Sponvile estime qu'il n'est pas compétent pour en juger (4). Marcel Gauchet, après un départ foudroyant, fait du surplace. Régis Debray se pose en ancien combattant. Alain Finkielkraut n'a toujours pas coupé le cordon ombilical de son judaïsme natif. Bernard-Henri Levy veut rabaisser le caquet du coq gaulois. Michel Serres n'arrête pas de répéter que c'est à la jeunesse d'inventer et Michel Onfray n'a pas le temps de lire les livres que je lui ai envoyés.
Il est difficile de se faire entendre quand on ne fait pas partie de la communauté dite scientifique.
Cet article, je l'écris donc pour la forme, disons : pour l'honneur. Si la modération l'approuve, je l'enverrai à l'université Paris I Panthéon-Sorbonne et à Françoise Micheau, par correction, ainsi qu'aux philosophes précités, mais je doute qu'on me réponde. N'étant pas universitaire, je ne suis pas crédible. Quand je m'adresse à l'universitaire Luc Brisson pour lui expliquer qu'une bonne traduction et interprétation du texte de Platon nous oblige, intellectuellement, à placer l'Atlantide en Gaule, j'ai l'impression d'avoir son accord, mais il n'y a pas de suite. Quand je m'adresse à l'universitaire Maurice Sartre au sujet de l'histoire de Samson, c'est la même chose (5). Ouvrir une brèche dans ce "mamouth" relève de l'impossible. Mes articles ne sont, certes, pas toujours bons et mes interventions parfois maladroites, mais c'est le fond de l'affaire qui importe (ce n'est pas pour moi que je prêche...).
Après le refus par les maisons d'édition de mon manuscrit "Le Prophète au visage voilé" - sous prétexte que d'autres biographies ont été déjà publiées - il ne me reste qu'Agoravox pour continuer à dire ce que j'ai à dire.
Mon approche de l'islam est à l'opposé de celle de Françoise Micheau et des spécialistes auxquels elle se réfère.
Après avoir rappelé les Annales de Tabari (IXème siècle), à partir desquelles on a érigé en version officielle la prédication de Muhammad en point focal de l'histoire (page 15), l'auteure la réfute en écrivant : l'histoire des débuts de l'islam... élaborée au IX ème siècle, est une histoire totalement idéalisée...Les tribus arabes, galvanisées par un Prophète (570-632) qui leur avait enseigné un vague monothéisme ont conquis le Croissant fertile. C'est là qu'elles ont trouvé auprès des minorités chrétiennes et juives... les grandes références bibliques qui leur faisaient défaut (p.19)... jugement très discutable avec lequel je ne suis pas du tout d'accord.
D'après ces spécialistes, la Sira, cette vie "idéalisée" de Mahomet selon eux, aurait été écrite pour la première fois par Ibn Ishâq (m 767). En grande partie perdue, elle aurait été reprise par Ibn Hishâm à la demande du calife al-Mansûr, plus de cinquante ans plus tard (p. 77).
Mon approche est tout autre. Tabari est un compilateur, c'est-à-dire qu'il a composé son oeuvre en reprenant, voire en recopiant tout simplement des écrits antérieurs. Ceci pour dire qu'on peut très bien faire remonter sa Sira à une date d'avant le IX ème siècle. Ce sont Ibn Ishâq et Ibn Hishâm qui se sont inspirés de Tabari en y corrigeant ce qui leur semblait irréaliste et non le contraire. J'y vois, pour ma part, la Sira qu'Abou Becker, premier disciple, prêchait. Que cette Sira originelle ait été contestée par ses concurrents, qu'elle ait été ensuite mal interprétée ou écartée au profit de celle d'Ibn Hishâm, on a des exemples semblables dans les autres religions.
Le malentendu n'est donc pas dans un Mahomet prophète soi-disant illettré dont des califes auraient réécrit l'histoire en l'idéalisant, il est dans le personnage même de Mahomet. Pour l'ensemble des spécialistes, Mahomet est un individu, pour moi, c'est un conseil dont les scribes ont raconté l'histoire comme s'il s'agissait de celle d'un homme. Il est néanmoins possible que Mahomet soit celui qui présidait le conseil. Mais dans cette hypothèse, cela signifie que lorsqu'il était tué, il pouvait ressusciter dans un autre membre du conseil. Voilà pourquoi son visage était voilé. Voilà pourquoi certains passages de la Sira de Tabari sont hermétiques (hermétiques c.a.d. qui ne sont compris que par les initiés). (6)
Le fait que cette idée de conseil se retrouve dans les enluminures du palais d'Okapi d'Istambul montre que mon interprétation avait perduré dans un milieu cultivé restreint alors qu'elle s'était perdue dans le peuple. On y voit le conseil musulman de sept membres aux visages presque semblables dont un voilé, lequel s'entretient avec des moines en présence de l'ange Gabriel.
L'erreur des docteurs de l'islam n'est donc pas celle qu'explique Françoise Micheau, il est d'avoir fait de Mahomet un être sacré intouchable et vénéré alors que les fondateurs voulaient que ne soient sacrés qu'Allah et sa parole. (7)
En revanche, Françoise Micheau a raison d'évoquer l'influence culturelle syrienne et irakienne d'Hira.
Elle écrit : Aujourd'hui, un assez large consensus place l'apparition des premiers récits relatifs à la vie du Prophète (570-632) au temps et sous l'impulsion du califat d'Abd al-Malik (685-705) (p.31). Il s'agit, d'après elle, d'écrits fragmentaires qui ne nous seraient pas parvenus mais dont on soupçonne l'existence. Pour expliquer l'apparition du corpus au temps des califes, elle rappelle le rôle qu'a pu jouer la Syrie et Hîra dans l'apparition de l'écriture.
Pourquoi seulement au temps des califes ? Et pourquoi pas dès l'époque de Mahomet ? L'histoire "hermétique" du moine Bahirah relatée par Tabari va pourtant dans ce sens.
Le "conseil" Mahomet n'avait que neuf ans lorsqu'il accompagna, avec son oncle Abou Thalib, une grande caravane qui se rendait en Syrie. Accompagner une caravane, cela signifie, où la prendre en charge, ou en assurer la sécurité pendant tout son déplacement contre rétribution. Abou Thalib, c'est un groupe de sept hommes expérimentés. Mahomet, c'est un groupe de sept hommes qui ne l'est pas encore. Ces hommes sont l'élite de La Mecque. Voyageant de caravansérail en caravansérail, normalement cultivés, ils sont au courant de ce qui se discute dans les monastères après le concile très contesté de Nicée où Constantin imposa, en 325, un christ-homme qui est venu.
Le moine Bahira sortit à la rencontre de la caravane. J'interprète : les moines sortirent du monastère syrien de Bosra à la rencontre de Mahomet. Voici enfin Celui que les Ecritures ont annoncé !, déclarèrent-ils,... Le voilà, celui qui sera le dernier prophète de Dieu ! Or, ces moines détenaient un très vieux livre. Ce très vieux livre, cela ne peut être que la Bible, les évangiles, notamment celui de Luc qui commence avec l'ange Gabriel.
Quel est le nom de ce monastère ? Le plus probable est qu'il ait été dédié à cet ange Gabriel (8) ? Qui conseille et renseigne Mahomet au cours de son ministère ? Réponse : Gabriel, autrement dit le monastère, autrement dit les moines. Qui est Khadidja ? Je propose : la bourgeoisie mecquoise qui fait du commerce. Qui est Hind ? Une population minoritaire contestataire venue d'Hira, ou de son monastère de Hind, et dont le représentant est Abou Sofyan, adversaire de Mahomet. (9)
Un Livre à deux volets.
Les versets du Coran étant des versets révélés, mon explication est qu'ils descendaient dans les consciences lorsque les membres du conseil se réunissaient. Après avoir fait le tri, le conseil se mettait d'accord pour la version définitive et le scribe consignait le verset dans le Livre. C'est Omar qui avait la meilleure inspiration.
Se reférant à l'historiographie shi'ite, Françoise Micheau écrit que la désignation d'Abou Becker pour succéder à Mahomet fut un véritable "coup d'Etat" pour écarter Ali du pouvoir (p.161). Cela me confirme que la Sira de Tabari est bien celle qu'Abou Becker prêchait car il y est désigné aux dépens d'Ali. Elle écrit par ailleurs qu'Abou Becker (632-634) chargea Zayd ibn Thâbit, l'un des scribes du Prophète, de transcrire ces matériaux, oraux ou déjà écrits, sur des feuilles (p.105). Cela me confirme, un, que des scribes mettaient bien par écrit les versets qui descendaient du ciel dans le conseil Mahomet, deux, que c'était le Coran originel qu'Abou Becker prêchait.
En conclusion, Françoise Micheau écrit : tous les chercheurs s'accordent à considérer qu'une inflexion majeure se situe à la fin du VII ème siècle... émergence d'un islam jusque-là informel pour ne pas dire inexistant.
Je pense le contraire. L'islam est bien né au temps de Mahomet, dans la plénitude de sa religion. Son fer de lance fut un livre à deux volets : la Sira et le Coran. De même que la société laïque s'est dotée d'un code civil, la conquête musulmane s'est obligatoirement accompagnée de la mise en place d'un code pour que fonctionne la "nouvelle société". En cela, les fondateurs n'ont fait que suivre la tradition, notamment essénienne. Je cite : Il s'ensuit que c'est le grand prêtre Simon qui, après avoir été visité par Dieu, a planté la racine de cette plantation qui se réclame d'une nouvelle alliance. C'est lui qui a établi les textes de fondation sur la base d'un Livre de méditation à deux volets : le texte de ben Sira pour le peuple ordinaire, le règlement de la future communauté (le rouleau de la Règle) pour les plus ardents. Et s'il était demandé à ces derniers de s'organiser en groupes... (10)
Petit calcul des effectifs musulmans engagés à la bataille de Beder : 314 selon Tabari, que je multiplie par 7, soit 2198 combattants, soit 314 groupes de 7 hommes.
Autre exemple de livre de prédication à deux volets : le livre de Jacques cité par Origène composé du protévangile et de l'épître de Jacques, l'évangile de Mathieu accompagné de l'épître aux Hébreux ; voyez mes ouvrages, mes articles et mon site internet www.bibracte.com (11).
E. Mourey, le 9 août 2013
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