Les nouveaux kémalistes dans l’erreur
Il y a quelque temps, je me suis retrouvé face à une affiche de propagande mettant en scène deux soldats se battant sur le front des Dardanelles. Le slogan qu’ils étaient censés illustrer était le suivant : "Lorsqu’il est question de la patrie, tout le reste n’est que détail..."
Par détail, entendez ici démocratie et droits de l’homme. Venons-en donc à tous ces détails dans le cadre de la Turquie moderne et contemporaine.
Par Baskin Oran
J’ai déjà largement commenté les rôles et relations réciproques de "l’indépendance" et de "l’occidentalisation" au sein du kémalisme, cette idéologie de la modernisation en Turquie portée par le fondateur de la République Mustafa Kemal Atatürk (voir l’article sur 335 sur mon site ou sur celui de Turquie européenne). Mais ce que je souhaite évoquer à partir de cette triste affiche, ce sont les états dans lesquels est aujourd’hui tombé ce kémalisme dont la première marque de fabrique a pour nom "la civilisation moderne".
Je parle "d’états" au pluriel pour une raison bien précise : quand dans les années 1920, Mustafa Kemal s’est lancé dans ses réformes et révolutions, il a repris le modèle occidental (celui d’Europe occidentale) tel quel et sans complexe aucun. J’insiste bien là-dessus : tel quel. Or les kémalistes d’aujourd’hui sont comme une sorte d’antithèse à Kemal lui-même.
Il me suffirait d’ailleurs d’évoquer deux points pour étayer cette thèse :
1) Sans faire aucune distinction entre l’Europe et l’Amérique, ils sont explicitement animés d’un anti-occidentalisme. Et ce sentiment d’hostilité traîne derrière lui, bien naturellement et de façon parfaite, une véritable haine des droits de l’homme. La même que sur l’affiche évoquée plus haut.
2) Dans un second temps, ils dévient ouvertement la laïcité de ses principes.
- a) M. Kemal, alors que le coeur de la Révolution était encore tout chaud, avait compris et appliqué la laïcité comme une arme destinée à briser le pouvoir des anciennes élites (les oulémas) et la force de cet islam figé dont ils étaient les meilleurs représentants. C’était un comportement normal et nécessaire en période révolutionnaire.
Or les "kémalistes" d’aujourd’hui, en excluant systématiquement cet islam qui, en Turquie,a commencé à se doter d’une bourgeoisie, qui a entamé une évolution sociale, qui se déglace peu à peu grâce notamment à son sens du commerce et de l’exportation, n’ont de cesse d’entraver cette évolution même.
En attaquant en Justice ceux qui organisent des rituels religieux chez eux au nom de la Loi sur les couvents, ils en viennent même à empêcher l’islam au plus intime de la vie privée. Et d’ailleurs, dans le cadre du Forum des Affaires internationales auquel participent des entrepreneurs de tout le monde musulman, la Müsiad (patronat turc anatolien et conservateur, ndlr) qui n’avait pas peu commencé à évoluer ces derniers temps, renoue depuis peu avec des messages anti-occidentaux (Milliyet, économie, le 23-11-2006).
- b) Mustafa Kemal avait essayé d’extraire l’élément musulman de la définition du "Turc" : il avait tenté de différencier la nation et la religion. Or les “kémalistes” d’aujourd’hui font tout ce qu’ils peuvent pour mêler inextricablement ces deux notions. Je l’ai déjà expliqué à maintes reprises : nos "hyper kémalistes" institutions judiciaires ne dérogent pas à cette tendance (cf. mon livre sur les minorités en Turquie, ou encore mon article n°317). Si dans cette configuration des choses, les "kémalistes" d’aujourd’hui ne renforcent pas l’islam, que font-ils ?
- c) Dans un troisième temps, les "kémalistes" de l’an 2000 ont fait du principe de laïcité qui leur a été légué un instrument qui leur permet de rendre les plus pieux des croyants musulmans hostiles à l’Etat et de mener une politique de discrimination à l’endroit des citoyens turcs non musulmans. Le Conseil de contrôle de l’Etat rattaché à l’autorité d’une personne pour qui j’ai le plus grand respect, Ahmet Necdet Sezer (président de la République, ndlr) a abordé cette question des biens des non-musulmans sous le titre des "biens étrangers". Pardon, Monsieur le Président, mais comment avez-vous pu laisser s’écrire une telle chose ? Puis nous nous sommes rendus compte que le président lui-même, au moment de la ratification de la nouvelle législation sur les biens des minorités non musulmanes, avait décidé d’opposer son veto aux quelques articles susceptibles de quelques avancées bien limitées dans la réparation des injustices commises dans ce domaine...(Article 339).
***
Les "kémalistes" de notre belle époque, tout autant que l’islam dans son rapport à la période de Mahomet, vivent en plein dans et par le mythe de l’âge d’or : "Ah Atatürk, ah Atatürk ! Combien peux-tu nous manquer ! Qu’ils étaient beaux heureux les temps où tu étais parmi nous !"
Nous sommes ici affrontés à un kémalisme donnant dans la littérature de cet âge d’or qui, comme toutes les idéologies qui font obstacle aux adaptations nécessaires aux temps actuels, est restée figé et complètement incapable de se réformer. Par là, ce discours de nos "kémalistes" a vraiment fini par ressembler à celui tenu par l’islam. A tel point d’ailleurs qu’ils différencient leurs "hadiths" (traditions du prophète, ndlr) entre les aprocryphes et les autres.
Ceux qui sont incapables d’ajouter ne serait-ce qu’une seule brique à l’édifice de Mustafa Kemal se voient dans l’obligation absolue de prévenir toute évolution au cri de "la patrie en danger". En islam on ne dit d’ailleurs pas autre chose : "la religion en danger".
Dans le même temps, être dans l’incapacité de la moindre évolution conduit, à l’instar de cette "charia (loi islamique) de circonstance" en islam, à vouloir tordre méchamment le cou aux règles de droit. J’aurais pu tout imaginer mais jamais qu’on pût aller jusqu’à produire des commentaires donnant la prééminence au quorum sur la majorité dans le cadre de l’élection présidentielle (celle-ci a lieu au sein de l’Assemblée en Turquie : le parti d’opposition cherchant à entraver l’élection du premier ministre Erdogan à la présidence de la République en mai prochain a récemment menacé de boycotter le premier tour de cette élection pour invoquer la question du quorum nécessaire devant la Cour constitutionnelle. Une condition qui ne figure pas dans la Constitution, ndlr)
Et puis on finit par entendre, de-ci de-là, des choses de ce genre : "Que voulez-vous, le peuple accorde toujours ses suffrages au mauvais parti !"
Après de telles inepties, est-il vraiment surprenant que notre gouvernement enchaîne idioties sur idioties ?
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