Dilbert, le pire ennemi de l’armée américaine
Alors là, c’est trop beau : je vous en avais déjà parlé il y a un bon bout de temps, à propos de la désormais célèbre présentation de Colin Powell à l’ONU, le cas d’école qui restera dans toutes les mémoires et les manuels de propagande. Pour convaincre son auditoire, notre vaillant général s’était fait aider informatiquement. Par un logiciel, Powerpoint, dont la dictature au sein des entreprises fabrique bien des ravages également décrits ici-même (et là également). Et bien il est de retour ! Oh, non pas Powell, qui a depuis dénoncé son propre exposé et rejoint le camp d’Obama pendant la campagne de 2008, mais bien la terreur des réunions d’entreprises, et cette fois, c’est pour exposer la stratégie américaine en Afghanistan. La stratégie US, sous Powerpoint, et présentée par McCrystal, ça donne ça. Extrait de ça. Oui, un gigantesque sac de nœuds signé PA Consulting, ou un plat de nouilles géant, comme le dit le journaliste amusé du NYT.
L’histoire avait déjà été contée par Thomas Rick dans son livre "Fiasco", dont le titre seul résumait déjà l’opération qu’il décrivait, celle de l’invasion de l’Irak. Dans ce livre, il racontait la passation de pouvoir pour la moins originale entre le général David McKiernan et Tommy Franks : ce dernier, pour lui faire un résumé de la situation dont il héritait, se voyait remettre par Franks une animation Powerpoint comme tout viatique. A lui de se débrouiller avec ça : or c’était la même que Franks avait reçu de Rumsfeld avant l’offensive. Franks avait ajouté ce commentaire humoristique : "C’est assez frustrant de la façon dont ça fonctionne, mais le notre façon de faire est qu’aujourd’hui les commandants au combat informent Washington, l’OSD et le secrétaire à la Défense de ce que qu’lls font grâce à PowerPoint ... Au lieu d’un ordre, ou , d’un plan, vous obtenez en retour un lot de diapositives PowerPoint ... C’est frustrant, parce que personne n’a de de plan d’attaque contre les diapositives de PowerPoint !". McKiernan s’était retrouvé le bec dans l’eau, sans directives vraiment nouvelles...
Pourquoi donc Rumsfeld en personne avait-il autant insisté sur ce mode de fonctionnement ? Pour tout simplement cacher son "amateurisme" dénoncé par beaucoup d’observateurs : incapable de rédiger une note ou des ordres clairs, il avait vite compris lui-même l’avantage à travailler avec ce logiciel qui pointe sur le superflu et fait oublier l’essentiel. La plaie fondamentale de Powerpoint et ses fonds chamarrés illisibles, ou ces textes réduits disant la même chose que son présentateur, ce qui ne sert strictement à rien. Un général en retraite, Andrew Bacevich, tordra le coup à cette approche en signifiant très clairement quel était son défaut manifeste : "imaginer que des diapositives PowerPoint peut se substituer à de tels moyens est vraiment le comble de l’imprudence. C’était comme dire à un mécanicien automobile d’utiliser la brochure de vente sur papier brillant pour savoir comment réparer un moteur", ajoute vengeur l’auteur du blog...
Ricks, en exemple montrait le croquis Powerpoint que la Joint Task Force IV, celui chargé d’expliquer la fameuse "Phase IV" allait se faire : or cette phase IV ; justement, c’était la conduite de l’occupation de l’Irak après son invasion : à voir la diapositive, on comprend pourquoi le pays ne sort toujours pas aujourd’hui encore de sa violence, ou pourquoi son gouvernement croupion ne marche pas. Ce croquis est bien l’expression Powerpoint du vide qui prévalait à la direction militaire : rien n’avait été prévu en réalité, et à défaut du baratin inexistant de Rumsfeld, on avait balancé aux généraux un schéma stupide : à eux de broder autour pour légitimer leurs actes. A armée inconséquente, directives floues. A responsable idiot, ordres incompréhensibles. Et question ordres incompréhensibles, le document complet PowerPoint sur les quatre phases prévues tient le pompon.
Dans ce même rapport secret en diapositives de l’U.S. Central Command, on constate et on déplore de visu l’incroyable présomption américaine : selon le Pentagone et ce rapport appelé "Polo Step", tout aurait dû être réglé en ... 40-45 mois environ en Irak : à peine trois mois pour la phase de "stabilisation", avec au départ 270 000 troupes réduites à 165 000 seulement, puis une phase de "reprise" de 18-24 mois, où le nombre de troupes descendrait à 25 000... et une phase de "transition" de 18 mois maximum où il n’y aurait plus que 5 000 soldats US nécessaires. Parmi ces 5000, les fameuses "Security Assistance Teams", à savoir... les mercenaires. C’était aller un peu vite en besogne, et cela ignorait totalement toute possibilité de résistance à l’occupation du pays. Dans le réel, dès 2003, les critiques fuseront...
En un peu plus de trois ans c’était emballé selon ces fins limiers présomptueux. On est aujourd’hui à sept, et il y a toujours plus de 98 000 soldats en Irak (chiffre de février 2010) où c’est loin encore d’être joué. Jusqu’en juillet 2006, il plafonnait encore à 149 000... soit presque 30 fois plus que prévu par le staff de Rumsfeld : on peut effectivement parler de fiasco... Et pire encore : des mercenaires, il y en a autant que de soldats, sinon davantage aujourd’hui. On les chiffre à 150 000 en Irak. A près de 300 000 au total sur place, on monte à 60 fois davantage que prévu au départ sous Rumsfeld. Expédition désastreuse est alors le mot qui vient à l’esprit..."Des hypothèses complètement irréalistes au sujet d’un Irak post-Saddam imprègnent ces plans de guerre ", en dira poliment le responsable du National Security Archive, Thomas Blanton. "D’abord, ils ont supposé que le gouvernement provisoire serait en place le jour "J" », puis que les Irakiens resteront dans leurs garnisons et qu’ils seraient des partenaires fiables, et enfin que la phase de l’après-guerre ne serait qu’une question de « mois ». Tout cela était illusoire."
C’est bien la direction de la guerre qui n’avait pas marché. Faute de directives sérieuses aux hommes sur le terrain. Selon le plus subtil observateur de l’armée, le lieutenant colonel Paul Yingling, "l’Irak est le Valmy de l’Amérique. Ses généraux ont été surpris par une forme de guerre à laquelle ils n’avaient pas été préparés et qu’ils ne comprenaient pas. Ils ont passé les années suivant la guerre du Golfe de 1991 à maîtriser un système de guerre sans penser profondément à l’évolution constante de la nature des guerres. Ils entrèrent en Irak en imaginant toujours que les guerres de l’avenir ressembleraient beaucoup à celles du passé." On ne peut être plus clair sur un échec de stratégie globale !
L’échec de l’application des diapos "Phase IV" n’a en rien réduit l’ardeur à faire dans le Powerpoint, même après la défaite irakienne. Et des ordres de redescendre, donc, en cascade auprès des nouveaux alliés américains : dans le genre, la rencontre en 2006 entre le Colonel Pasquarette, le colonel Payne, et des généraux irakiens, sous la direction du colonel Saad, sera un chef d’œuvre d’incompréhension et d’abus d’utilisation de diapositives trop complexes. Ici, notamment en raison de la langue utilisée : pour leur expliquer ce qu’ils souhaitent d’eux, les généraux US vont infliger ce jour là aux responsables irakiens médusés une longue présentation en 208 diapositives, toutes écrites en américain. Les six régions où ils devraient s’activer et déployer leurs troupes avaient des noms anglicisés... Ce jour là, le colonel Payne remarquera que selon les attitudes corporelles des responsables irakiens, aucun ne comprenait un seul mot de l’exposé !
Les deux généraux avaient été "tués par Powerpoint". Dans le monde de l’entreprise, "tué par Powerpoint" signifie un projet fichu par terre par une présentation en diapositives informatiques trop complexes avec trop de flèches et de schémas incompréhensibles. Un exposé de 208 vues qui ne servait donc à rien : ne pas avoir songé à la langue, déjà est bien le reflet du mépris qui prévaut dans l’attitude américaine vis-à-vis de ses vaincus. Un bloggeur plutôt subtil et drôle ajoutera en commentaire à la page relatant l’histoire "208 diapositives ? Imaginez cette technologie avait été disponible il y a 140 ans ? Imaginez en mai 1863 le général Lee et le général Jackson, assis sur une bûche en, train d’écouter a façon de contourner le flan des Fédérés près de Chancellorsville, alors en préparation : "Voyez, ici se situe le général Lee, à la diapositive 62 ... " On n’ose imaginer une présentation aux indiens de ce qui avait été prévu pour Wounded Knee...
Ce syndrome de reproduire des choses à l’image de ce comment fonctionne l’entreprise est connu, c’est celui de la Loi de Conway. Sa traduction mot à mot serait : "Une organisation qui conçoit un système concevra un système dont la structure est une copie de la structure de communication de l’organisation". Plus simplement, "La structure d’un système est à l’image de la structure de communication de l’organisation qui l’a conçu". C’est du Dilbert, pur jus. Et cela correspond parfaitement à notre schéma du jour : le plat de nouilles, c’est la représentation d’une armée composée de pâles marmitons faisant chacun leur tambouille dans leur coin, et pondant toutes les semaines des compte-rendus Powerpoint à leur hiérarchie pour prouver qu’ils existent et qu’ils font quelque chose, alors que sur place il ne se passe rien. Leur sujet de prédilection : les schémas d’intendance : ceux destinés à remplir les gamelles des trouffions : scarole ou romaine ? A mettre dans le plateau repas du soldat voilà déjà deux diapositives à réaliser ! Pomme ou poire ? Deux autres de plus ! Pour la gestion des commissions à verser aux talibans pour qu’ils n’attaquent pas les camions réfrigérés à salade, on sortira Excel, sans doute, car après les poires, les fromages Excel c’est bien connu ! Dans l’univers kafkaïen de l’approvisionnement des troupes, les logiciels phares de Microsoft marchent à plein régime. Pour gérer la gabegie.
Au bout du compte ça donne quoi comme résultat ? Celui-ci : des soldats anglais auraient pu ne pas être tués s’ils avaient disposé de casque-radios efficaces, indique aujourd’hui la presse anglaise indignée. Tués par un "tir ami" américain, un largage de bombe donné sur des coordonnées en 8 chiffres, mais mal entendus en retour par les soldats anglais, alors sous le feu des mortiers talibans." Les casques n’étaient pas disponibles. Selon le Sgt Perren les seuls qui avaient eu la chance d’en obtenir ont été ceux qui en ont empruntés aux forces américaines" . Un défaut d’approvisionnement qu’on expliquera sans doute par de beaux schémas sous Powerpoint alors que le défaut initial provient de cette culture du schéma, ou aucune case n’avait été prévue pour la livraison de casques radios aux pauvres soldats bombardés par leurs alliés. Ils avaient bien eu leurs salades fraîches, mais pas leurs sets de radios. Depuis, McChrystal s’en est pris aux hamburgers au sein des bases américaines : cette salade lui est restée en travers. Chez CBS news, méchamment, on montrait la photo du quartier général de McChrystal se plaignant du trop grand confort de ses troupes... C’est un peu la théorie du chaos, que représente très bien ce schéma incompréhensible et inefficace de PA Consulting. Une agence de confiance ? Même pas !
Une firme dont la branche anglaise, en effet (d’origine, car la firme est anglaise) s’était illustrée en août 2008 en égarant les données de 10 000 récidivistes, leur dates de naissance et leur adresse ainsi que les noms de 84 000 prisonniers de l’Inmate Information System en Angleterre et en Ecosse, plus 33 000 enregistrements sortant directement des ordinateurs de la police anglaise. La société était aussi partie prenante du projet de centraliser toutes les cartes d’identité en Angleterre (rappelons que les anglais n’en ont pas). La société avait été aussitôt démise de cet énorme contrat de 19 millions de livres sterling par Jaqui Smith, la secrétaire à l’Intérieur du cabinet Brown. A vrai dire, ce n’était pas la première fois que la firme perdait des données : l’année précédente, deux DVDs contenant les données personnelles de 25 millions d’anglais avait été égarés dans la nature. Elle n’avait pas à s’inquiéter pour autant : en 2004, elle avait remporté le contrat faramineux de l’Energy and Environmental Policy Indefinite Quantity Contracts (IQC) d’USAID, qui lui assurait 750 millions de dollars sur cinq années !
PA Consulting a donc pondu pour l’armée américaine un schéma confus, mais comme cette dernière aime en recevoir. L’administration cloisonnée de certaines entreprises en est la preuve évidente, de ce reflet dans la production de ce qu’est l’entreprise. Chez Airbus, par exemple, ça communique mal entre allemands et français : lorsque l’on va monter l’Airbus 380, le chantier va prendre des mois de retard car les allemands et les français n’ont pas utilisé les mêmes mesures de dimensions des câblage électriques : en montant les pièces ensemble, les câbles ne se raccordent pas. Un logiciel pour les dessiner tournait en 2D et l’autre en 3D. Il faut les repasser dans la structure, or la plupart sont fixés dessus. Il y en a des kilomètres. Il faudra tout démonter, repasser les bons câbles, et tout remonter. Ce qui vaut à Louis Gallois, à sa prise de fonction d’EADS cette phrase restée célèbre “comment une telle organisation peut elle faire voler des avions ?" L’autre exemple, aux Etats-Unis, est le crash d’un engin martien, sur le même principe à peu près : A la sonde Mars Climate Orbiter s’était écrasée car une partie de l’équipe de développement avait utilisé les United States customary units (tels que les "inches", "feet" et les "pounds") alors qu’une autre avait basé sa modélisation sur des unités métriques européennes : résultat, les rétro-fusées avaient été programmées pour se déclencher à plusieurs mètres sous la surface martienne : "tué par Powerpoint’. Les deux équipes communiquaient par Powerpoint interposé. Parfois, "tué par Powerpoint" signifie vraiment la mort d’individus, hélas.
Même chose en effet pour l’accident de la navette spatiale en janvier 2003 : alors qu’on venait de déceler en vidéo une chute de bloc de glace sur le bord d’attaque de son aile gauche, et qu’on s’inquiétait sur les conséquence, plutôt que d’utiliser les vidéos brutes, agrandies, les responsables de la NASA allaient s’échiner à pondre une copieuse animation PowerPoint, bourrée de commentaires qui finira par cacher l’info essentielle : l’aile avait été sévèrement touchée. Incapables de prendre une décision, noyés sous les diapos, les flèches et les cadres colorés, la NASA ne prendra aucune décision et ne décidera aucune action : la navette, condamnée, rentrera dans l’atmosphère et se désintégrera. "Tuée par Powerpoint", elle aussi. Mais cette fois, en vrai. On avait passé plus de temps à réaliser une animation Powerpoint présentable qu’à décortiquer réellement les vidéos de l’impact du bloc de glace détaché du réservoir central sur l’aile gauche de la navette...
"Tués par Powerpoint" aussi les civils afghans, alors : si les plans d’attaque consistent en un lot de diapos, en rater une dans la démo, ce sont obligatoirement des bavures assurées. Ou de rater une formation entière, qui provoquerait à l’autre bout un autre massacre. Ou une bavure en cas d’interrogatoire un peu trop poussé : au cas où le soldat aurait raté la diapo "code de conduite" à tenir, celle sur comment diriger un groupe, ou celle sur la manipulation des mines Claymore (ce qui signifie que les américains en plantent toujours !)... ou celle du M16 sur les "clearing barrels procedures". Sans oublier la hantise des "tirs amis"... Tiens, il y a aussi un lot sur le respect des conventions de Genève : au camp de Guantanamo bis de Bagram, ils ne doivent pas avoir de projecteurs, visiblement.... remarquez, à l’index "Irak", dans l’offre, on tombe sur une page... vide ! Bref, pas tout à fait encore le bon plan.... pas plus que celui encore en recommandation de "fermer les yeux immédiatement lors d’une attaque nucléaire, pas non plus exactement le bon, semble-t-il.
A voir l’éventail de diapositives Powerpoint à ingurgiter par les soldats et fabriquées pour les besoins de la hiérarchie, on se demande surtout si on a pas plutôt affaire à une armée composée de soldats complètement demeurés et de chefs fort peu instruits. Remarquez, Powerpoint, souvent, s’adresse à la même sorte de population... "En faisant du monde une série de ronds et de carrés reliés par des flèches, le logiciel PowerPoint donne aux financiers et aux faiseurs de guerre une assurance et des certitudes. Sans doute bien trop, estime le chroniqueur Jeff Danziger" disait Le Courrier International en 2008, déjà. Deux ans après, Powerpoint est toujours aussi nul... et les militaires US qui ne jurent toujours que par lui, pourtant !
Heureusement, en France, on résiste à Microsoft et nos militaires sont bien plus intelligents que les militaires US, c’est bien connu. Chez nous, pas de présentation Powerpoint, mais de superbes envolées au micro, ou de belles pages dans Le Monde... Euh, pas vraiment : regardez donc comment le colonel Garnier ("Director of the Concerto Project of the French Army") tentait en 2007 de nous vendre son "système RH d’une armée professionnelle"... en France, on a des couleurs, de beaux caractères en relief et des photos intégrées (avec leur ombre !), que croyez-vous donc ? Garnier a sélectionné Logica PLC comme agence de com... bien française (?). Autant que PA Consulting, dira-t-on. Une société prise d’assaut en 2008 par Andy Green. qui venait de quitter British Telecom. Il venait juste de signer un contrat de 300 millions d’euros avec Michelin au moment de récupérer Garnier. Green, roi de l’outsourcing, très impliqué dans les associations caritatives, dont Oxfam, et leurs programmes anti-mines. Il y a déjà la moyen à faire un beau plat de nouilles sur Powerpoint, il me semble... Bientôt, les coms de l’armée française gérés par Andy Green.... à partir de l’Inde ???
PS : Tenez, voilà de quoi vous amusez à préparer votre entrée au Pentagone, au cas où vous désireriez embrasser la carrière militaire :
http://people.pppst.com/index.html
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