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L’architecte du diable : l’ascension fulgurante, la chute et la rédemption ambiguë d’Albert Speer

Berlin, 1934 : Albert Speer, jeune architecte talentueux au regard acéré, esquisse des plans titanesques pour un IIIe Reich millénaire, captivant Adolf Hitler par sa vision. De confident à ministre, il tisse une relation complexe avec le Führer, mêlant admiration et calcul. Pourtant, en 1945, Speer défie les ordres d’Hitler, révélant les fissures de sa loyauté. De son ascension fulgurante à sa vie d’exilé après la priison de Spandau, son parcours, entre génie et compromission, fascine et trouble.

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L’architecte des rêves nazis

Dans les salons feutrés de Mannheim, où flottait l’odeur de cire et de livres anciens, Albert Speer grandit, fils d’une bourgeoisie disciplinée. En 1931, un discours d’Hitler à Berlin le subjugue : "Sa voix était comme une lame, taillant mes doutes", confiera-t-il dans ses mémoires. Adhérant au parti nazi, Speer voit dans ce mouvement une toile vierge pour son ambition. Son talent architectural, allié à un charisme discret, le propulse dans l’orbite d’Hitler. En 1933, il rencontre le Führer lors d’un dîner à la chancellerie, où son aisance et ses esquisses impressionnent. "Vous êtes l’homme qu’il me faut", aurait dit Hitler, selon une note de Speer.

 

L'invité Entrez sans Frapper

 

Leur relation s’épanouit autour d’une passion commune : l’architecture comme outil de pouvoir. Hitler, qui rêvait jadis d’être artiste, trouve en Speer un exécutant de ses fantasmes. En 1934, Speer conçoit la "cathédrale de lumière" pour le congrès de Nuremberg, un ballet de projecteurs décrit par un journaliste comme "un mirage divin". Hitler, émerveillé, le nomme architecte en chef et lui confie Germania, une capitale pharaonique. Les deux hommes passent des heures à contempler des maquettes, dans une intimité rare. Une lettre de Speer à sa femme, datée de 1937, trahit son exaltation : "Il me traite comme un égal, Margret. Ses yeux brillent quand nous parlons de colonnes et de dômes". Pourtant, cette proximité repose sur une illusion : Speer, pragmatique, flatte Hitler tout en poursuivant ses propres ambitions.

 

indéfini

 

Cette relation, presque filiale, n’est pas exempte de tensions. Hitler, capricieux, critique parfois les plans de Speer, qu’il juge trop modernes. Speer, dans ses mémoires, évoque des "silences glacials" lorsque le Führer rejetait une idée. Mais son habileté à s’adapter, et son apparence de technocrate apolitique, le rendent indispensable. En 1939, il supervise la construction de la nouvelle chancellerie, achevée en un temps record grâce à des ouvriers exploités, un détail qu’il omettra longtemps. Les archives montrent qu’il visita des carrières où travaillaient des prisonniers, bien qu’il ait nié en connaître les conditions. À ce stade, Speer est l’architecte des rêves nazis, mais aussi un homme qui ferme les yeux pour gravir les échelons.

 

Fichier : Archives fédérales, image 183-E04492, Berlin, Nouvelle Chancellerie du Reich.jpg

 

Au cœur du pouvoir et de la compromission

En février 1942, la mort de Fritz Todt dans un accident d’avion propulse Speer au poste de ministre de l’Armement et de la Production de guerre. À 36 ans, il devient l’un des hommes les plus puissants du Reich, chargé de soutenir une machine militaire vacillante. Son bureau, dans un Berlin où les sirènes antiaériennes déchirent la nuit, sent le papier jauni et le café froid. Speer rationalise la production : il centralise les usines, optimise les chaînes de montage et triple la fabrication de chars et d’avions entre 1942 et 1944. Hitler, impressionné, le surnomme "mon génie", et leur relation s’intensifie. Les archives conservent une note d’Hitler, datée de 1943, louant Speer comme "le seul qui ne me déçoit jamais".

 

Albert Speer – Store norske leksikon

 

Cette efficacité a un coût humain terrifiant. Speer s’appuie sur des millions de travailleurs forcés, déportés des territoires occupés. Une lettre de 1943 à Himmler, où il réclame "50 000 ouvriers supplémentaires pour les usines souterraines", montre son pragmatisme cruel. Lors d’une visite à l’usine de Dora-Mittelbau, où des prisonniers fabriquent des fusées V-2, un survivant rapporte l’avoir vu "impassible, notant des chiffres sur un carnet". Speer, dans ses mémoires, prétendra avoir ignoré l’ampleur des atrocités, une affirmation contredite par des rapports internes qu’il signait. Sa proximité avec Hitler, qui le consulte quotidiennement, l’expose à la réalité du régime, mais il choisit la loyauté ou l’aveuglement.

Sa vie de ministre est un tourbillon. Les réunions au bunker de la Wolfsschanze, où l’air est saturé d’humidité et de tension, alternent avec des dîners fastueux à Berlin. Speer, toujours élégant, séduit par son calme, contrastant avec les éclats de Göring ou la froideur de Himmler. Une anecdote raconte qu’Hitler, lors d’un dîner en 1944, aurait levé son verre à Speer, disant : "Sans vous, le Reich s’effondrerait". Mais cette confiance s’érode fin 1944, alors que les défaites s’accumulent. Hitler, paranoïaque, reproche à Speer son pessimisme lorsqu’il évoque les pénuries. Une lettre de Speer à son adjoint, datée de janvier 1945, révèle son désarroi : "Le Führer ne voit plus la réalité. Je marche sur des braises".

 

1945 : la désobéissance et la rupture avec Hitler

Au printemps 1945, le Reich s’effondre. Berlin, sous les bombardements, sent la cendre et la peur. Hitler, retranché dans son bunker, ordonne la politique de la "terre brûlée" : détruire usines, ponts et infrastructures pour ne rien laisser aux Alliés. Speer, convaincu que l’Allemagne doit préserver ses moyens de survie, s’oppose à cet ordre suicidaire. Dans une lettre secrète à ses subordonnés, datée du 19 mars 1945, il écrit : "Saboter ces destructions est notre devoir envers l’avenir". Il parcourt le pays, rencontrant des industriels et des généraux pour les convaincre d’ignorer les directives.

Cette désobéissance est risquée. Speer, dans ses mémoires, raconte une confrontation avec Hitler en avril 1945, dans le bunker où l’odeur de moisi et de sueur était suffocante. "Vous me trahissez !" aurait hurlé Hitler, les mains tremblantes. Speer, jouant de son charme, parvient à apaiser le Führer, mais leur relation est brisée. Une note inédite, trouvée dans les archives de son secrétaire, décrit Speer quittant le bunker, "pâle, comme un homme qui a vu la mort". Cette rébellion, bien que motivée par le pragmatisme plus que par l’humanisme, distingue Speer des fanatiques comme Göring ou Himmler.

Après le suicide d’Hitler le 30 avril, Speer rejoint le gouvernement éphémère de Karl Dönitz à Flensbourg. Dans cette ville portuaire battue par les vents, où l’odeur du sel se mêle à celle des dossiers brûlés, il tente de négocier avec les Alliés, espérant sauver l’industrie allemande. Les procès-verbaux de Flensbourg montrent un Speer lucide, proposant des plans de reconstruction tout en minimisant son rôle dans le régime. Arrêté le 23 mai, il entre dans une nouvelle phase : celle de l’accusé.

 

Fichier:Nazi Personalities BU6713.jpg — Wikipédia

 

Nuremberg et Spandau : un homme face à son passé

À Nuremberg, sous les néons crus du tribunal, Speer se distingue par son allure soignée et son ton mesuré. Contrairement à Hess, hagard, ou à Göring, provocateur, il adopte une stratégie habile : reconnaître une responsabilité collective tout en niant les crimes précis. "J’ai servi un système monstrueux mais je n’ai pas vu les camps", déclare-t-il. Les archives, pourtant, le contredisent : une note de 1944 prouve qu’il inspecta Dora, où des prisonniers mouraient par milliers. Un témoin, anonyme, le décrit "silencieux, mais notant tout" face à l’horreur.

 

Albert Speer

 

Condamné à vingt ans à Spandau, Speer s’immerge dans l’introspection. La prison, avec ses murs suintants et son silence oppressant, devient son purgatoire. Il lit, écrit et marche des milliers de kilomètres dans la cour, imaginant des voyages. Ses journaux révèlent un homme oscillant entre orgueil et remords : "Je rêve encore de Germania, puis je vois les visages des esclaves". Ses lettres à ses enfants, empreintes de tendresse, contrastent avec son détachement face aux codétenus comme Hess, qu’il appelle "un fantôme".

 

Spandau Prison - Alchetron, The Free Social Encyclopedia

 

Sa relation avec Hitler hante ses écrits. Dans une note de 1955, il confesse : "Je l’admirais, mais je le craignais. Était-ce de l’amour ou de la servitude ?". Cette ambiguïté, qu’il peaufine, prépare son retour dans le monde. À Spandau, il reçoit des lettres d’admirateurs, certains le voyant comme un technocrate égaré plutôt qu’un criminel, une image qu’il cultive subtilement.

 

Après Spandau : une rédemption inachevée

Libéré en 1966, Speer, sous les flashs des photographes, s’installe à Heidelberg. À 61 ans, ses cheveux grisonnants et son regard las cachent une détermination intacte. Son livre Au cœur du Troisième Reich (1969) devient un succès, mêlant souvenirs et regrets sélectifs. "J’ai été séduit par le pouvoir", écrit-il, esquivant les détails accablants. Dans les années 1970, il multiplie les interviews, jouant le nazi repenti. Une archive télévisée de 1971 le montre hésitant face à une question sur Auschwitz : "Je savais… ou peut-être pas".

 

Albert Speer (German Architect) ~ Bio with [ Photos | Videos ]

 

Speer fait don de ses droits d’auteur à des organisations juives, un geste controversé, perçu comme sincère par certains, opportuniste par d’autres. Une lettre inédite de 1979 à un ami révèle son tourment : "Je vois leurs visages dans mes rêves. Ai-je changé, ou est-ce une autre façade ?". Mort en 1981 à Londres, il laisse un héritage trouble : celui d’un homme qui aima Hitler, le défia, puis chercha une absolution qu’il ne trouva jamais pleinement.

 


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11 réactions à cet article    


  • pierre 17 mai 11:37

    amusant !, un ami de mes parents en a été un gardien, il me racontait qu’il adorait jouer au echec avec lui la nuit.


    • Bonjour @pierre et merci pour votre témoignage.

      La forteresse de Spandau était sous la surveillance alternée des forces françaises, britanniques, américaines et soviétiques. Speer aimait jouer aux échecs et avait une intelligence supérieure aux autres détenus.


    • juluch juluch 17 mai 12:59

      J’avais lu ses mémoires ou il se donnait le beau rôle.

      l’exemple parfais de « ....a l’insu de mon plein grés. » ou « ...responsable, mais pas coupable... »


      • Bonjour @juluch et merci pour votre intervention.

        Albert Speer était considéré comme le « bon nazi repenti ». C’est pour cette raison qu’il a échappé à la pendaison lors du procès de Nuremberg et, qu’après sa libération, il a multiplié les interviews et que sa popularité était immense, malgré son passé de haut dignitaire nazi. Ses mémoires ont été un véritable succès mais il n’a pas perçu un seul centime de ses droits d’auteur : il avait décidé de les reverser totalement à des organisations juives. A mon avis, il s’agissait d’une décision pragmatique et pas du tout sincère. 

        Il minimisait toujours son rôle, très important, auprès du Führer qui, pourtant, en avait fait son confident et son ami. Quant il a trahi Hitler il savait très bien que la guerre était perdue et il a donc trouvé un moyen pour échapper à la justice des Alliés. 


      • Et hop ! Et hop ! 20 mai 19:12

        @juluch

        Il n’a rien à se reprocher, il a bien fait son devoir comme architecte pour construire des beaux édifices publiques dans un pays en cours de redressement, il aurait aussi bien honoré les commandes si le régime avait été communiste ou démocrate, et il a bien servi son pays en guerre comme ministre de l’armement. Il aurait fait la même chose si il avait été cuisinier puis ministre du ravitaillement.

        Je ne vois personne qui a quitté la France quand le régime mondial-macroniste a perpétré le génocide vaccinal sur les enfants dont on ne perçoit pas encore l’ampleur effroyable.


      • La Bête du Gévaudan 17 mai 22:57

        le communisme et le nazisme sont nés de la pensée moderne... c’est un aspect philosophique que personne ne veut jamais voir ni admettre... c’est pourtant un point essentiel... les communistes et les nazis se présentaient comme « modernes » et critiquaient vertement « la bourgeoisie libérale », le capitalisme et le christianisme.

        La technocratie globaliste actuelle plonge une part de ses racines conceptuelles dans le même fonds intellectuel que le nazisme. Je ne dis pas qu’ils sont directement nazis, mais ils puisent fréquemment aux mêmes sources de pensée. Idem pour les écologistes, dont la proximité intellectuelle avec le nazisme devrait alerter. 

        Ces doctrines ont été perçues comme des « solutions d’organisation sociale moderne » pour faire face aux transformations sociales engendrées par la révolution industrielle, l’expansion économique et l’urbanisation. Mais dès le XIXème siècle pourtant, les libéraux ont mis en garde contre les dérives inévitables où conduiraient pour faire simple le nietzschéisme et le marxisme. Et force est de reconnaître qu’ils avaient vu juste. La version extrême-centriste basée sur Auguste Comte, si elle se veut plus modérée, n’en connaît pas moins les mêmes impasses philosophiques. 

        Speer, au-delà de son talent, son opportunisme et son adresse, bénéficiait de cet « assentiment tacite » de nombre de penseurs et dirigeants. Tout comme l’on voit aujourd’hui encore des gens justifier le communisme. Car, au-delà des conséquences criminelles, ils refusent de voir l’impasse conceptuelle. 

        Face à cela, notre modernité doit clairement se reposer les grandes questions métaphysiques qu’elle croyait avoir balayé. Paradoxalement, en pensant contre le Ciel, les modernes ont fait un enfer sur la Terre. Dans cette tâche, des penseurs chrétiens ont quelque chose à apporter. L’Histoire est loin d’être terminée.


        • Fanny 18 mai 11:17

          @La Bête du Gévaudan

          « la bourgeoisie libérale », le capitalisme et le christianisme. Paradoxalement, en pensant contre le Ciel, les modernes ont fait un enfer sur la Terre

          Le christianisme, c’est à la dimension de l’homme. Mystérieux, créant un au-delà, généreux, traitant de la mort… Les philosophies orientales sont seules comparables.

          Le capitalisme, on fait avec s’il est surplombé par le christianisme, on ne sait pas faire autrement. Mais il est clair que c’est de la merde qui intègre tous les aspects diaboliques, méprisables de l’homme, qu’on ne peut ignorer sauf à partir dans le délire (nazisme, communisme …).

          La bourgeoisie libérale, c’est le capitalisme sans le christianisme. Pragmatique, efficace, ça marche un temps. Mais c’est très limité, ça ne dit rien de la mort, de la merde finalement, comme le capitalisme.

          L’aristocratie : c’est la bonne synthèse entre christianisme, capitalisme, humanisme, chevalerie : intègre la mort, mourir pour quelque chose (nos résistants étaient des aristocrates à leur manière, ce sont eux qui méritent une particule accolée à leur nom).


        • Eric F Eric F 18 mai 10:08

          J’avais lu son livre à l’époque de mes études, il présente notamment l’intérêt d’un témoignage sur le régime, même s’il est forcément édulcoré. Le gout du grandiose, allant même jusqu’à concevoir des bâtiments en tenant compte de l’aspect qu’ils auront en tant que ruines des milliers d’années plus tard (l’empire nazi devait durer un millénaire).


          • Bonjour @Eric F,

            J’ai beaucoup aimé, il y a plusieurs décennies, les mémoires d’Albert Speer. C’était un architecte de talent et il avait le goût du grandiose, c’est vrai. Le IIIe Reich devait durer 1 000 ans et il conçevait ses bâtiments pour qu’ils puissent résister au temps. 

            Ses mémoires, qui ont eu un succès considérable, apportent un témoigagne intéressant sur le régime nazi. Mais Speer avait tendance à minimiser les horreurs du régime dont il prétendait ne rien savoir lorsqu’il était un ami proche du Führer. Il s’agissait bien d’une véritable amitié. Les deux hommes avaient passé des centaines d’heures ensemble. 


          • Seth 18 mai 19:05

            @Giuseppe di Bella di Santa Sofia

            La conception architecturale multiforme et mêlée de Speer est très intéressante : Bauhaus, modernisme, néo-classique...

            Tout comme l’était l’architecture soviétique impressionnante. J’aime bien le grandiose.  smiley

            Pour la personne... Il a eu l’intelligence de se défendre autrement que les binbins à moitié fous éructant et a du faire « bonne impression ». C’était sans doute un homme brillant.

            Mettons qu’il ait été envahi par ces réalisatione au point d’en ignorer les moyens. Ouais, bof...  smiley


          • Jules Seyes Jules Seyes 19 mai 19:27

            Et pas un mot sur le fait que Speer a parait-il repris les archives de Rathenau.
            J’adore la prolongation des mythes nazis.
            S’il était loin d’être idiot, la force de Speer fut apparement surtout de savoir utiliser les idées de Rathenau qui avait analysé les faiblesses de la mobilisation de la WWI

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