Les odeurs de mon enfance
Au fil du temps, notre vie est marquée par des images et rythmée par des musiques qui s’imprègnent dans notre mémoire. De longues années plus tard, ces images et ces musiques sont toujours là, plus ou moins facilement accessibles au gré de nos réflexions et de nos rêveries. Tapies dans un coin de notre mémoire se nichent également odeurs, fragrances et parfums du passé...
Odeurs des villes, odeurs des campagnes. Dans le grand album olfactif de mes souvenirs, ce sont naturellement ces dernières qui se taillent la part du lion. Non que la ville ne produise pas de senteurs spécifiques – hors celle, désagréable et nocive, des gaz d’échappement –, mais force est de reconnaître qu’en dehors des quartiers à forte présence africaine ou asiatique caractérisés par de puissants parfums d’épices propres à faire voyager l’imagination et à charmer les sens, elles sont infiniment moins variées et entêtantes que les fragrances, les fumets, les effluves, les mille et une odeurs qui émanent du monde rural.
Exhalaison puissante des genêts en fleurs dont les cosses éclateront en petits claquements secs au cœur de l’été. Parfum entêtant des chèvrefeuilles sauvages enchevêtrés dans des haies d’aubépines ou d’églantiers. Bouquet caractéristique des pinèdes, fait d’un agréable mélange de senteurs d’écorces et de sève, mêlées ici et là à celles, tantôt discrètes, tantôt dominatrices, de ces champignons des sous-bois aux noms étranges tels l’entolome livide, l’inocybe de Patouillard ou le célèbre phallus impudique.
Sans oublier la senteur du thym, omniprésent dans certaines rocailles ensoleillées ; ou celle, reconnaissable entre mille, de la menthe, si fréquente aux abords ombragés des ruisseaux. Et que dire de l’ail qui envahit au printemps les talus d’un parfum si caractéristique et envahissant ? Ou de l’angélique dont le feuillage, fait de délicats plumets, dégage dans la chaleur de l’été une si agréable fragrance lorsqu’on le frotte entre les doigts ?
Odeur forte de la viande de mouton emprisonnée au cœur d’un buisson de genévrier jeté dans la rivière pour attirer et piéger les écrevisses. Odeur du mucus des truites fario capturées à la main dans les anfractuosités des berges patiemment repérées au fil du temps comme autant de pièges naturels. Parfum captivant et complexe des herbages fraîchement fauchés qui, déjà, se transforment en foin sur les parcelles voisines en exhalant un bouquet rassurant car déjà empli de la puissance apaisante qu’il distillera dans la ferme l’hiver venu, lorsque dehors soufflera l’écir chargé d’aiguilles glacées et pénétrantes.
Moins fortes mais plus écœurantes, l’odeur du sang et celle de la tripe, mêlées lors d’une cérémonie rituelle au cours de laquelle, en fin d’été, on égorgeait le Moussu (le Monsieur), ce porc bien gras que l’on mettait à mort après l’avoir respectueusement salué et remercié de nourrir la famille jusqu’au printemps suivant. Un sang dont on emplissait une bassine pour confectionner, à l’aide d’un banal entonnoir, les boudins dans des boyaux préalablement lavés et ligaturés encore fumants à l’une des extrémités. Tout aussi écœurante, l’odeur de la couenne brûlée, avant le débitage du Moussu, à l’aide de buissons de genêts enflammés pour les plus traditionnalistes, d’un chalumeau pour les plus modernes. Un rituel sanctionné –parfois au son d’un accordéon – par le fumet des premières grillades, dégustées quelques heures seulement après la mise à mort du cochon dont la tête gisait le plus souvent à quelques pas de là, posée sur une desserte en bois en vue d’être cuisinée ultérieurement. Pauvre Moussu !
Cochon ou pas, hors de question de se passer de pain. Mais pas n’importe quel pain : celui que l’on avait pétri, au prix de douloureuses courbatures dans les bras, sur la grande maie de chêne aux rainures imprégnées de farine, avant d’aller enfourner la pâte dans la gueule béante du vénérable four banal préalablement chauffé. On ne dira jamais assez l’indicible plaisir que, mêlés en une communion profane montée de la nuit des temps, adultes et gamins prenaient alors à humer à plein nez les énormes tourtes de seigle à la sortie du four, à se délecter de leur arôme puissant comme sans doute le faisaient déjà nos ancêtres paysans mille ans plus tôt.
Le pain omniprésent, le vin l’était aussi dans les foyers ruraux. Celui de ma jeunesse était tiré à la barrique dans l’atmosphère humide et fraîche d’un réduit aveugle proche de la souillarde. Une barrique tout droit venue de chez les cousins, mi-paysans mi-vignerons, qui entretenaient des terres arides où rien ne venait, excepté une vigne chétive aux rendements modestes dont on ne savait plus le cépage. Mais au soir d’une journée harassante, nul vin ne paraissait alors plus délectable aux adultes que celui-là, avec son faible taux d’alcool – jamais plus de 9° – et ses arômes rustiques et familiers qu’aucun d’entre nous n’aurait su nommer.
Autre bouquet caractéristique de cette palette olfactive rurale que je garde en mémoire, celui de la vieille maison de granit aux linteaux de basalte. Un bouquet fait, sitôt le seuil franchi, d’un incroyable mélange de senteurs où se mêlait l’odeur âcre du cantou, noirci par des générations de flambées, le fumet des jambons et des saucisses pendus aux poutres, celui de la soupe qui mijotait longuement dans la marmite en fonte, et surtout l’odeur, paradoxalement composite et pourtant si homogène, qui émanait de l’étable voisine, reliée à la maison d’habitation par une porte à loquet de fer donnant directement dans la salle commune.
L’étable : le véritable épicentre de cette palette olfactive, qui laisse à l’esprit et au cœur les plus puissantes nostalgies. Odeur des vaches enchaînées à leur crèche et ruminant tranquillement sur la litière de paille. Odeur des poules qui, le soir venu, montaient par des échelles à volailles, se réfugier dans leurs dortoirs de planches suspendues aux poutres sous l’œil réprobateur des araignées qui avaient profité de l’absence des volatiles pour effectuer leurs travaux de tissage. Odeur des chiens paisiblement couchés près du lit clos où dormait naguère le bouvier. Le tout exacerbé par le séchage des cuirs, des poils et des plumes lorsque les bêtes pénétraient dans l’étable après une averse.
Non loin de l’étable, la porcherie recélait également de fortes odeurs animales mélangées, lors des repas, à celle de la farine dont les porcs étaient si friands, et surtout de la soupe longuement cuite et remuée à la mode africaine, au cœur de la forge voisine, dans un énorme chaudron culotté de noir depuis des temps immémoriaux.
Il faudrait également avoir le temps d’évoquer l’école – les écoles, devrais-je dire – et les souvenirs olfactifs qu’elle m’a laissés, de ces encres à l’ancienne aux cahiers neufs et aux vieux livres, en passant par les colles que l’on prenait plaisir à respirer ou les gommes que l’on prenait plaisir à mâchouiller pour en extirper d’étranges arômes et des saveurs inédites. Et que dire des odeurs de ce pensionnat catholique aux allures de pénitencier* où je suis entré vaguement croyant et dont je suis sorti définitivement athée ; avec gravé dans ma mémoire, entre autres souvenirs, le parfum d’encens de la chapelle et celui des parquets cirés des dortoirs. Mais tout cela risquerait de nous entraîner trop loin. Une autre fois, peut-être...
* Je l’évoque dans l’un de mes précédents articles : « Au bon vieux temps des châtiments corporels dans l’enseignement catholique »
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