Projet néolibéral et décadence de l’École de la République
En 2004, fut rédigé « le rapport permettant la mise en œuvre du programme de travail détaillé concernant le suivi des objectifs des systèmes d'éducation et de formation en Europe » afin de réussir la stratégie de Lisbonne définie lors du Conseil européen tenu en mars 2000 (1 lien), laquelle inspire toujours la politique française.
« Les ressources humaines constituent la principale richesse de l’Union européenne. Elles sont au cœur de la création et de la transmission des connaissances et sont un élément décisif du potentiel d’innovation de chaque société. L’investissement dans l’éducation et la formation est un facteur déterminant en matière de compétitivité, de croissance durable et d’emploi dans l’Union, et constitue de ce fait un préalable pour atteindre les objectifs économiques, sociaux et environnementaux que l’Union européenne s’est fixés à Lisbonne. De même, il est essentiel de renforcer les synergies et la complémentarité entre l’éducation et d’autres domaines d’action tels que l’emploi, la recherche et l’innovation et la politique macro-économique. » (2 lien)
Le fait même que le Conseil européen s’intéresse fortement à la politique d’éducation au sein de l’Union européenne démontre que le projet néolibéral tient pour essentiel l’éducation et la formation des individus : « Les ressources humaines constituent la principale richesse de l’Union européenne ».
Pourquoi est-ce essentiel ? Pour développer la compétitivité, la croissance durable et atteindre les objectifs économiques, sociaux et environnementaux. Cela veut dire qu’à aucun moment, il n’y est question d’école du citoyen et donc de développement de la démocratie. Non que la définition faite ici se positionne contre la démocratie, mais elle la met à la marge. Or, l’École de la République, cela signifie aussi et surtout « l’école où on apprend la République ». C’est l’école de la citoyenneté. Là où la France plaçait l’école comme un rouage essentiel de la République et de la démocratie, le Conseil européen met en avant des objectifs individualistes et économiques.
Le projet néolibéral théorisé par Lippmann et développé par la suite (par de nombreux penseurs et l’expérimentation mondialisée) postule que l’humain est en retard sur le monde moderne trop complexe pour lui et par voie de conséquence, qu’il ne peut faire les bons choix pour s’adapter aux besoins de l’économie. D’où l’impérieuse nécessité d’éduquer la population afin qu’elle fasse les bons choix. L’école est le lieu d’apprentissage par excellence, la formation professionnelle se chargera de maintenir l’esprit concurrentiel et consommateur. Un état d’esprit propre à développer l’individualisme qui est la disposition contraire à l’esprit égalitaire, solidaire et altruiste, en un mot contraire à l’esprit citoyen.
Voici ce que dit Barbara Stiegler de la vision sociétale de Lippmann : « Selon Lippmann, l’espèce humaine n’est pas assez adaptée à un environnement mondialisé. Du fait de son évolution biologique et historique, elle serait trop fermée sur elle-même, mentalement et culturellement. Il faut donc la transformer par la rééducation des populations et un ensemble de politiques publiques, afin qu’elle s’adapte sans cesse aux transformations. L’objectif va au-delà de la mise au pas des forces du travail, c’est la totalité de nos manières de vivre qui doivent être revues : nos loisirs, notre culture, nos corps, nos affects et nos manières de penser. C’est un changement anthropologique total.
Lippmann est l’un des grands précurseurs des textes de l’OCDE ou de l’Europe sur le système éducatif. Une synthèse entre les besoins de l’économie mondialisée et la psychologie du développement. L’éducation n’est plus au fondement du pacte républicain, elle n’a plus la visée émancipatrice des Lumières. Elle devient un ensemble de compétences à acquérir pour s’adapter dans un environnement incertain, marqué par la compétition et le changement permanent. » (3 lien)
Il ne s’agit donc pas de ralentir pour trouver un rythme qui convienne à l’humain dans un environnement proche de sa nature, mais de continuer l’emballement infernal dans cet environnement essentiellement économique. Or, pour cela, l’apprentissage de la lecture, de l’écriture, des mathématiques et encore moins l’entraînement à l’esprit critique et au débat d’idée ne sont indispensables à l’adaptation des individus à cette folie de la croissance surconsommante. En effet, en néolibéralisme, « il est essentiel de renforcer les synergies et la complémentarité entre l’éducation et d’autres domaines d’action tels que l’emploi, la recherche et l’innovation et la politique macro-économique ». On peut dès lors relier les résultats catastrophiques de notre Éducation nationale à ces objectifs de la décadence néolibérale.
En septembre dernier, Emmanuel Macron présentait son projet éducatif : « La voie professionnelle, d'abord, ne doit pas être une voie par défaut. Ça doit être une voie par choix et une voie de choix, et je l'assume totalement. […] la raison d'être de ce nouveau ministère de l'Enseignement et de la formation professionnelle avec une double tutelle : Travail et Éducation nationale »(4 lien). Dans ce discours, quinze fois le président cite la République sans jamais nommer l’École de la République. Tout est dit…
Sources pour cet article
1 Conseil européen Lisbonne des 23 et 24 mars 2000. Conclusion de la présidence
2 Journal officiel de l’Union européenne du 30/04/2004
3 Macron, Lippmann et l’éducation
4 Discours d’Emmanuel Macron devant les recteurs d’Académie le 25 août 2022
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