Cent après la réhabilitation d’Alfred Dreyfus, que sait-on de « l’affaire Dreyfus » ?
Un colloque célébrant le centième anniversaire de l’arrêt qui a réhabilité, le 12 juillet 1906, le capitaine Dreyfus, s’est tenu, lundi 19 juin 2006, à la Cour de cassation à Paris. La radio France-Culture s’est déplacée sur les lieux. L’affaire Dreyfus reste, en effet, une référence constante, chaque fois qu’un innocent est accusé ou condamné à tort, que les droits de la défense ne sont pas respectés, ou encore que la raison d’État bloque le déroulement normal d’une procédure.
Chacun est à même d’illustrer d’exemples récents ces trois cas de figure. Cette initiative, dans les locaux même de la Cour suprême française, vise sans doute à inviter les citoyens qui auraient quelques raisons de désespérer de la Justice de leur pays, à lui garder toute leur confiance, puisque, vous le voyez, douze ans après sa condamnation au bagne à perpétuité, Alfred Dreyfus a fini par voir son innocence reconnue par la Cour de Cassation elle-même... Toutefois dans cette terrible affaire, seule - et ce n’est pas rien évidemment - l’innocence de Dreyfus est clairement établie. Car pour ce qui est des motivations et des instigateurs de cette machination dont il a été la victime, on en reste, cent ans après, aux conjectures, plus ou moins fondées. L’une d’elles, défendue par Jean Doise dans un ouvrage paru au Seuil en 1994, Un secret bien gardé, histoire militaire de l’affaire Dreyfus, serait passionnante pour qui s’intéresse à « la relation d’information ».
Lancer l’ennemi sur une fausse piste.
Car si l’on suit la thèse de l’auteur, ce n’est plus d’affaire Dreyfus qu’il faut parler, mais de l’opération Dreyfus. L’erreur judiciaire qui a seulement retenu l’attention et soulevé l’indignation de certains intellectuels d’alors ne devient qu’un élément technique de « l’opération d’influence » engagée contre l’Allemagne. Il fallait, dans le contexte de la préparation de la revanche de 1870-1871, tromper l’ennemi sur les recherches menées en matière d’artillerie : la mise au point du canon de 75 mm à tir rapide, grâce au frein long qui évitait qu’il ne se dépointât et augmentait donc la cadence des tirs, était en passe d’aboutir. Il fallait donc livrer à l’ennemi de fausses informations sur le canon de 120 mm beaucoup plus difficile à maîtriser. Un agent de renseignement, Esterhazy, aurait servi d’intermédiaire pour transmettre le fameux bordereau retrouvé, dit-on, par une femme de ménage dans la corbeille à papier de l’attaché militaire Schwartzkoppen à l’Ambassade d’Allemagne. Mais c’est le capitaine Dreyfus qu’on s’empresse d’accuser à dessein faussement. C’est peu de dire que la foudre s’abat sur lui et sur son entourage, tant il est le dernier à pouvoir être soupçonné d’une pareille conduite. N’importe ! On le traîne de façon expéditive devant le Tribunal militaire en décembre 1894 pour y être puni du châtiment le plus rigoureux, après la peine de mort : le bagne à perpétuité. Et là, les droits de la défense, comme celui pour l’accusé de connaître les pièces falsifiées de l’accusation, importent peu.
Rendre crédible une information fausse.
Mais ce faisant, on livrait à l’ennemi deux informations fiables : la première était que les révélations sur le canon de 120 mm étaient de la plus haute importance, conformément à l’ hypothèse autovalidante selon laquelle une peine est proportionnelle à la faute commise ; et la seconde devait conduire l’ennemi à déduire que l’agent de transmission, Esterhazy, était d’une grande fiabilité, puisqu’il restait ignoré des autorités françaises, conformément à une autre hypothèse autovalidante qui veut qu’on ne punit que celui qu’on reconnaît coupable. La fiabilité des documents transmis ne pouvait être acquise qu’à ce prix, le sacrifice d’un innocent. C’était une application du leurre de l’information donnée déguisée en information extorquée. L’information qu’une personne donne volontairement n’est jamais fiable ; en revanche, celle qu’on extorque à son insu ou contre son gré par enquête, par exemple, ou par tout moyen même illégal (chantage, écoutes téléphoniques, indicateurs), l’est davantage. L’astuce consiste donc à déguiser « l’information donnée » en « information extorquée », pour la rendre crédible.
Susciter l’adhésion de « l’opinion publique ».
Cette fiabilité de l’information devait être en outre confirmée par une adhésion massive de l’opinion publique française à la condamnation du traître supposé. On avait donc pris soin d’offrir en pâture au bon peuple, pour que s’y ajoutât l’emportement de la passion des foules et la pression du groupe sur l’individu, un "coupable vraisemblable" qui correspondît au cadre de référence du plus grand nombre : passe encore que le traître, en tant que stagiaire, eût pu avoir accès aux secrets de l’état-major ; on l’avait choisi d’origine alsacienne, dont la loyauté patriotique était forcément suspecte aux yeux d’un patriotisme blessé, depuis que l’Alsace était sous occupation allemande ; et surtout, on l’avait voulu juif, ce qui, pour un pays catholique bien élevé depuis des siècles, par catéchisme, dans un antisémitisme virulent - si on se souvient de la prière catholique récitée alors dans les églises, le Vendredi saint, pour « le peuple déicide » - valait « présomption de cupidité et de traîtrise » à la fois. « Cette opération d’influence », si on s’en tient à l’hypothèse de Doise, a fonctionné au-delà de toute espérance.
Des présomptions troublantes.
La meilleure présomption que Jean Doise apporte pour fonder son hypothèse est précisément le décompte des pièces d’artillerie dont l’Armée française disposera en août 1914 : ce sont pour l’essentiel des canons de 75 à tir rapide, qui vont "faire merveille" lors de la Bataille de la Marne ; quant aux canons de 120, que le bordereau accusateur dévoilait aux Allemands en 1894, ils ne représenteront que 0,6 % du parc d’artillerie. "Qu’on ait fait, écrit-il, un tel tapage en 1894 autour de [...] 0,6% de toutes les pièces d’artillerie existantes montre, mieux que tous les discours, qu’il s’est agi d’un coup monté pour berner l’équipe d’en face." Quand bien même Dreyfus aurait été l’auteur de ce bordereau, c’était la légion d’honneur qu’il fallait lui donner pour avoir si habilement jeté l’ennemi sur une fausse piste et protéger le révolutionnaire canon de 75 à tir rapide, destiné à être l’instrument privilégié de l’Armée française.
Il ne s’agirait donc plus de l’affaire Dreyfus mais de l’opération Dreyfus, inscrite dans la préparation de la revanche de 1914-1918, dont on sait à quel désastre humain, économique et géopolitique elle a conduit. Du coup, "l’opération Dreyfus" deviendrait ainsi le symbole de "l’opération d’influence" (appelée aussi "Intoxication " par les services de renseignements ), qui permet, sans état d’âme particulier, de sacrifier un innocent et de faire adhérer à leur insu des citoyens à une idée erronée pour leur faire jouer le rôle de comédie indispensable qui contribue à rendre encore plus crédibles un faux traître et donc les informations qu’il est censé avoir transmises à l’ennemi. Paul VILLACH
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