Le désir de méta-information
Rien n’échappe à l’ambiance d’une époque, pas même ceux qui croient en être totalement indépendants. C’est le propre même de la Grande Confusion. Serge July a écrit il y a quelques jours son dernier article dans Libération. Il quitte un journal qui affronte « le maelström de la révolution numérique, qui est, en plus intense, en plus violent, en plus rapide, ce que furent toutes les révolutions industrielles, lorsque chaque jour venait bouleverser l’ordre précédent des choses. C’est le propre de toutes les révolutions véritables, ce qui les rend à la fois dramatiques et excitantes. L’ère du numérique a créé un nouveau monde qui bouleverse l’ensemble de l’industrie médiatique, son économie comme ses usages. L’ensemble des médias est secoué par une recomposition dont les nouveaux centres de gravité s’appellent l’Internet et le mobile. »
Au-delà des aspects financiers du départ du patron emblématique de Libération, cet événement révèle un phénomène non dit. Il s’agit de l’état de méfiance et de soupçon généralisé que les individus manifestent à l’égard des médias et des systèmes traditionnels d’information. Le soupçon est un état d’esprit généralisé, une ambiance sociétale qui remet en cause le pacte relationnel entre « voir » et « croire ». Désormais, pour croire, il faut une implication qui ne soit plus seulement visuelle ou audiovisuelle et donc passive, mais qui soit de l’ordre du tactile, de la recherche, de la chasse, du débusquage... en un mot, de l’expérimentation active. Et c’est sur cet aspect que la révolution de l’hyper-information, dont tous les lecteurs de ce blog font partie, joue à plein.
Traditionnellement, le journaliste est un réducteur de complexité ; c’est là sa fonction de vulgarisateur, de transmetteur d’informations et de connaissances. Cette noble fonction est ce qui définit le statut très particulier du journaliste dans notre monde occidental. Il bénéficie de privilèges et fonde son identité sur des concepts qui ont la force du mythe et du sacré : l’objectivité, l’indépendance, la liberté de conscience, la vérité, la démocratie, etc. Ces mythes forgent l’identité et la clôture fonctionnelle de cette profession.
La forme médiatique traditionnelle met des bornes sur le chemin vers le réel. Le média, quel qu’il soit, se met toujours en position intermédiaire -c’est dans sa nature étymologique- entre le réel et le spectateur. Il a pour fonction d’apporter le réel vers le spectateur. Le direct est, dans cet esprit, une volonté de réduire la distance entre eux, de simuler un réel immédiat (donc sans médiateur). Cette initiative des médias de souder le plus possible le réel au spectateur, de réduire la distance, est une démarche impossible ; car le sens et la direction du mouvement sont toujours les mêmes : du réel vers le spectateur.
Quand le spectateur inverse lui-même le sens de la logique médiatique, c’est-à-dire quand il décide d’aller vers le réel, sans plus attendre qu’on le lui apporte sur un écran, alors les médias traditionnels tremblent et vacillent ; car ils perdent toute fonction d’intermédiation, tout statut médiatique. Cette action d’inversion du sens médiatique repose sur le désir de méta-information, au sens où il s’agit d’aller chercher, dans un autre espace, au-delà de l’information, les parcelles de la réalité.
Pour être plus précis, dans cet espace, les informations sont appelées, commandées, éloignées, rapprochées, regroupées, contractées, juxtaposées... Elles tournent autour de l’individu ; il n’est plus un récepteur qui reçoit l’information. Il inverse le schéma traditionnel des mass média, se posant au centre même du tourbillon informationnel. L’individu fracture la linéarité discursive et sa progression d’un début vers une fin propre aux médias traditionnels. Il lui oppose un texte brisé, pour reprendre la formule de Roland Barthes, dans lequel il avance par fragments successifs, arborescences et chemins de traverse, de branche en branche.
La méta-information actualise une autre configuration de la vérité : celle de la multitude des points de vue possibles. De la sorte, elle met en œuvre des trajectoires individuelles dans un espace collectif.
En effet, ce désir de méta-information repose sur une logique de l’action et sur une éthique de la prise de responsabilité. Ses modalités d’application sont multiples ; elles dépendent des individus, de leur capacité, de leurs objectifs et de leurs intentions. Le désir de méta-information tend à devenir un horizon qui concentre et polymérise toutes les pratiques de l’information. Il se développe dans la multitude hyper-informationnelle, dans le prisme confusionnel qu’elle offre, mais il est une voie possible vers plus de clarté et d’intelligence. En expérimentant les différentes formes possibles d’hypothèses et de probabilités, il est en cohérence avec la mécanique complexe des systèmes actuels. Le désir de méta-information ne nie pas les incertitudes ; au contraire, il les intègre. Il travaille des probables et des incertains avec un objectif de connaissance et d’orientation dans l’univers chaotique des représentations du monde.
Comment, dans cette profonde mutation hyper-informationnelle dans laquelle le récepteur de l’information se situe au milieu de l’information, libre de tous ses choix et de toutes ses initiatives, y compris celle d’émettre lui-même l’information, comment le journaliste peut-il encore jouer son rôle ?
Aujourd’hui, le public ne demande plus au journaliste de réduire les complexités du monde pour qu’il puisse mieux les comprendre ; pour deux raisons : 1) il ne lui fait plus confiance 2) il sait que le monde est désormais trop complexe pour qu’il se satisfasse d’un seul « angle d’attaque », d’une seule interprétation ou d’une opinion manichéenne artificiellement tranchée. Il a une exigence à l’égard du journaliste exactement inverse. Il lui demande de l’aider à lui présenter l’ensemble des contenus, dans leur diversité et dans leur contradiction, de lui montrer le spectre le plus large des interprétations possibles. Il n’attend plus de lui qu’il simplifie la complexité mais au contraire qu’il privilégie les points de vue complexes.
Cette modification fondamentale du rôle attendu des journalistes les oblige à entreprendre sans tarder une véritable révolution professionnelle. Serge July a bien raison d’engager ses successeurs à « sortir Libération du pot au noir de la révolution numérique ».
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