L’as de trèfle
Nous n'avons gardé du verbe « devoir » que le participe passé : c'est dû.
Beaucoup de raisons à cela mais je synthétiserai pour cette occasion par la confusion entre devoir et obéir. Marre d'obéir, oui. Et pourtant, que font la plupart des gens ?
C'est peut-être dû à l'origine du mot : avoir quelque chose en le tenant de quelqu'un, qui ? Dieu ? Le souverain ? Le Père ? Devoir à quelqu'un, donc être redevable, son obligé, son inférieur.
Dans nos sociétés, l'obligation morale a laissé sa place à l'obligation financière, sinon, l'émancipation n'est que ce renversement d'objet ; pas de liberté en vue.
Notre licence, médiocre vision de liberté, est donc un dû. Quel qu'en soit le prix. On nous l'a fait croire ( le sempiternel désormais « je le vaux bien »), on l'a cru.
Nous voilà partis sur un chemin de traverse où tous nos actes sont légitimés, sauf ceux qui entravent la légitimation, qui montrent du doigt les dérives, qui dessinent les impasses, qui accusent la liberté qui, à défaut d'être le ciment du vivre ensemble, est le ballon gonflé d'hélium de nos illusions.
Jusqu'ici le dû exigeait remerciement, dette, retour ; aujourd'hui non.
Mais surtout, le problème du dû, s'il tombe car il ne tombe pas pour tous, est bien d'endormir la vigilance, de ne pas s'inquiéter d'où il vient, donc d'en devenir dépendant dans la passivité. J'entends pourtant beaucoup de chant de louanges comme si aujourd'hui ce dû était acquis car mérité.
L'homme est complètement sorti de la nature et pense que c'est un vrai progrès, mais il a reproduit le schéma prédateur/proie au sein même de ses sociétés, sans conscience. Il n'y a pas un animal sur la planète qui ne vive sur le qui-vive la majeure partie de son temps, même le sommeil lui laisse l'écoute éveillée. Mais pas l'occidental, il s'autorise l'imperfection, l'incompétence, le j'm'en foutisme, la p'tite arnaque au client, suit la mode et possède s'il le peut ou même s'il ne le peut pas tous les joujoux indispensables au bonheur qu'on lui vend.
Seulement, c'est tout sauf du qui-vive, tout sauf de l'attention.
« Devoir » vient de soi, c'est une injonction qu'on se donne ; on ne l'entend plus ou guère et jamais dans ce sens ; aujourd'hui les obligations sont intériorisées alors qu'elles viennent pour ainsi dire toutes de l'extérieur ; devoir partir au boulot, tous ensemble, et aussi en vacances tous ensemble sur les mêmes routes, on ne l'exprime pas, on le subit en mode automatique. Parfois, pour une réunion ou un pince-fesses mondain, on dit : je suis obligée d'y aller...sinon... J'ai longtemps pensé que c'était une excuse.
J'en conclus que cette oppression, ressentie sûrement mais intégrée, appropriée, ne laisse aucune voie au « devoir » ; la coupe est pleine ! Sauf au participe passé, comme un onguent dont on est souvent frustré.
Pourtant, nous en avons des « devoir » ; plein.
Aujourd'hui, celui qui saute aux yeux, les sens fermés, c'est celui de s'ouvrir. Nous devons ouvrir les yeux et les oreilles et le nez et le cœur, hein, gentille alouette ! Mais ça fatigue, on ne veut pas se prendre la tête ni se prendre de bec ; on reste le bec dans l'eau. On peut aussi ouvrir son intelligence, ne plus se contenter de son système pourtant bien ficelé, les temps changent et puisque nous ne les avons pas devancés, il faut courir derrière. « Il faut » n'est pas « devoir », ça vient du dehors.
Nous devons embrasser le réel et y faire face, c'est une question de survie, cet instinct que l'on a si soigneusement oblitéré.
Devoir par nécessité, la première chose : on ne peut plus se laisser glisser dans le mainstream, sur sa barque sans pagaies.
Il faut construire des pagaies, nourrir les guetteurs et se relayer aux rames ; ici, « il faut » rejoint « nous devons », la situation extérieure exige notre implication, nos actes et notre détermination. Si nous ne sommes pas assez nombreux, nous n'aurons pas la force de hisser tous les traînards.
Il arrive que l'on veuille sans pouvoir, tant la volonté est coupée de la nécessité, d'une vague velléité au fanatisme borné ; mais quand on doit on peut, toujours, car ancré dans le réel, le moindre petit coup de bec colibriesque est une force. « Devoir » est la condition de la puissance. ( C'est pourquoi nous avons aujourd'hui, un pouvoir qui n'est plus puissance puisqu'il n'a plus sa condition et sans sa condition, il devient arbitraire).
La volonté est mauvaise ou impuissante, sur le long terme, toujours.
Le devoir est bon parce qu'il s'ancre dans le réel. Il n'est pas question de morale là-dedans. La nécessité intérieure qui dégage le pouvoir de ses entraves de peurs ou de doutes, est la source du courage.
Le petit Bachar el Assad, ophtalmo occidentalisé, jamais préparé au pouvoir, possède la nécessité intérieure, le pouvoir-puissance parce qu'il a été confronté au réel.
Le petit Poutine, fonctionnaire sans éclat , jamais préparé au pouvoir, possède la nécessité intérieure, le pouvoir- puissance parce qu'il a été confronté au réel.
En occident : aucun ; les occidentaux nient le réel, s'en dédouanent impunément. Ils veulent quand les autres doivent.
La boucle est bouclée : la volonté occulte le devoir, le réel le libère.Le devoir libéré donne la puissance, le devoir occulté le pouvoir arbitraire.
C'est pourquoi je ne crois pas à leur tyrannie ; le pouvoir puissance est une intransigeance, plutôt que la fustiger, retrouvons-là.
Si nous possédions, en soi, tous, ce devoir source de puissance et de courage, plus besoin de ceux-là. Tant que nous ne le possédons pas, tant que nous serons inaptes à l'anarchisme, nous en aurons besoin. C'est un fait, en aucun cas une opinion.
Aussi « devoir » est-il le mot que je choisis aujourd'hui pour désigner la motivation de l'action dans le réel.
La vie,- je ne sais s'il faudrait lui mettre un grand V pour insister sur le fait qu'elle n'est pas ce que nous traversons habituellement dans nos sociétés mais quelque chose de plus brut et de plus profond-, n'offre jamais le loisir d'une peur tétanisante, de l'inquiétude ni du regret, parce que l'homme est armé pour vivre. En revanche elle offre une découpe naturelle, évidente du temps, entre travail, fête et repos. Et le travail c'est aussi la défense, la sécurité.
J'ai eu maintes fois l'occasion de vivre la vie, telle que je la définis ci-dessus, et je pourrais mettre un mot sur le déclencheur de cette intensité : le danger. Que ceux qui vivent la guerre ne ricanent pas, je vis dans un pays en paix jusqu'ici – et c'est parce que cette tranquillité possible est menacée que je parle de tout ceci- mais il est évident qu'en temps de guerre, le danger pousse les hommes à vivre. Cette tranquillité possible qui ressemblait de plus en plus à une insouciance et exigeait l'aveuglement ou les oeillères pour perdurer. Comme on se ment.
En amont de ce danger, qui exige toute notre vigilance et notre présence totale au moment, un choix : l'élevage.
Les éleveurs sont des gens un peu à part, qui côtoient la vie, la mort et le danger fréquemment. Mais surtout ils n'ont pas un rythme préétabli, leur rythme, c'est la nécessité, et le temps qu'il fait. Ainsi y a-t-il des moments d'attente et des coups de bourre, on en perçoit mieux les saisons, et on sait ce qu'est le repos, le travail et la fête.
Il y avait une grande majorité de paysans et d'éleveurs dans nos sociétés naguère, donc un maximum de gens vivants ( toujours au sens donné plus haut).
Mais il y a d'autres moments qui nous plongent dans la vie : l'agonie d'un proche. Ces semaines, ces quelques mois où tout se relièfe, le moindre contact des mains, le moindre regard, et le rire, le rire comme explosion de vie encore. Denses, inoubliables moments sans chagrin ni crainte, juste la vie réduite à sa plus simple expression ; un bon repas pour ceux qui entourent le malade, du repos car la vie intense fatigue, et la fraternité, et l'accompagnement. Et ce n'est pas une compassion.
La mise bas, le maternage et l'éducation d'un enfant.
Nous nous sommes débrouillés pour faire de ces deux extrêmes de la vie, des moments volés. Je ne comprends pas, je n'ai jamais compris pourquoi. Mais je plains ceux qui se sont laissé faire.
Après plus de trois ans et demi de tension, aux aguets des nouvelles internationales mais surtout à leurs analyses, le temps s'est accéléré qui dévoile ce qui nous était caché. Ces attentats qui viennent sonnent le glas de notre surdité ; la nécessité de vivre vient ; l'ennui, la morosité, la pression indéfinie et pourtant bien ressentis, à la place du travail, de la fête et du repos, vont faire passer aux oubliettes de notre récente histoire et l'artifice, et la plainte, et la peur.
Ces trois ans et demi, c'est mon temps personnel ; il n'y a rien je pense, qui puisse définir exactement le début, l'annonce de cette échéance, car c'est bien en amont dans l'histoire récente que tout se prépare.
Mais aujourd'hui nous ne pouvons plus compter sur l'esquive, faire durer encore un peu, abasourdis par des drogues ou des verres déformants qui nous font perdre l'équilibre ; nous tomberons ou nous nous relèverons.
La vie est au fond de nous, la plus artificielle midinette, le plus fabriqué des traders a, au fond de lui, la vie.
Alors excusez-moi, mais je sens une détente, et calmée, non pas dans une accalmie, mais au bord de la tempête, je sais qu'agir devient possible parce que nécessaire. C'est le contraire d'un aboutissement, c'est le contraire d'une victoire, mais c'est aussi le contraire de la mort lente imposée par tous les sombres intérêts de seulement quelque-uns.
C'est à leur gueule que tout ça pète.
À nous de nous prémunir, nous préserver, nous entraider, nous lier... et Vivre.
Il en est des individus comme il en est des sociétés, et il en est des sociétés comme il en est des individus : les épreuves initiatiques sont nécessaires à l'éveil et tant que l'éveil n'est pas, les guerres arrivent comme des occurrences , -pourtant conséquences d'un amas de fautes-, un tremplin offert à la conscience ; après l'épreuve... souvenez-vous... le Conseil National de la Résistance. N'attendons pas l'apocalypse , cette révélation dans l'insoutenable horreur.
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