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En réponse à :


HORCHANI Salah HORCHANI Salah 1er mars 2012 08:21

« Nouvelles de la Faculté des Lettres de la Manouba (Tunisie)
(Tunis, le 26 février 2012)

Par Habib Mellakh
universitaire, syndicaliste
Département de français, Faculté des Lettres de la Manouba

A ma faculté sinistrée et à mes collègues toujours debout
en hommage à leur combat

Le combat de celui que le poète fait accéder à la dignité d’un prophète

قم للمعلم وفه التبجيلا
كاد المعلم أن يكون رسولا
أحمد شوقي

Dieu garde à l’instituteur, à l’enseignant
Une place dans les rangs bienheureux des voyants
Des anachorètes, des prophètes, des visionnaires et des saintes légions

« Pas de nouvelles. Bonnes nouvelles ! N’est-ce pas si Lahbib ? », me lance, dans une allusion à l’interruption momentanée de cette chronique, l’une de mes amies sur Facebook, mais néanmoins vieille connaissance qui suit régulièrement l’évolution de la situation à la Faculté des Lettres de la Manouba et que j’ai rencontrée hier devant le Ministère de l’Intérieur à l’occasion de la manifestation de soutien à l’UGTT.

De retour chez moi, je trouve dans mon courrier électronique le message d’une ancienne professeur résidant à l’étranger pour qui j’ai beaucoup d’affection et d’estime qui me demandait des nouvelles de la grève de la FLAHM du 22 février et du rassemblement des universitaires le même jour. C’est à ce moment là que m’est revenu à l’esprit le message d’une collègue qui, le 26 janvier dernier, m’écrivait à 22h30, au plus fort de la crise : « J’attends ton bulletin ! J’attends encore un peu ? » et que je me suis rappelé que cette chronique avait permis avec d’autres moyens de lutte de constituer puis de raffermir la chaîne de solidarité nationale et même internationale avec la FLAHM moralement sinistrée à la suite de sa prise en otage par le groupuscule des partisans du niqàb.

Toutes mes excuses à l’adresse des « abonnés » de cette chronique pour avoir différé la relation des évènements survenus le 22 février alors que je me devais d’en rendre compte en temps quasi réel ! Je reprends donc mon travail de Sisyphe dont l’utilité est à nouveau confirmée par ces sollicitations, n’en déplaise à un détracteur anonyme qui, ironisant à propos de ma persévérance, m’écrivait au moment même du rassemblement des universitaires toujours par courriel que je devais être lassé de « peigner la girafe », que mon dévouement pour la cause était inutile, les dés étant jetés et la cause perdue, que j’étais idiot de me mesurer à plus fort que moi, moi qui m’étais effondrée le jour de l’agression qui m’a amené aux urgences, qu’il était temps de tourner casaque, de ne plus ramer dans les sens contraire des vents et des opportunités, avant de me suggérer d’éviter le courroux de mes supérieurs hiérarchiques en cessant de faire paraître cette publication.

De ces menaces à peine voilées, je n’en ai cure mais je fais mon mea culpa de professeur accaparé ces derniers jours par les corrections des examens semestriels, le versement des notes, la présidence d’un jury, soucieux de faire son devoir dans les délais impartis et acculé par cette charge de travail importante et cette exigence à se consacrer uniquement à ses étudiants.

Ecrire, à propos du rassemblement du 22 février décidé par le bureau national de la FGESRS, que les universitaires ont bravé les pluies torrentielles et le mauvais temps pour venir nombreux à ce rassemblement serait mentir. Nous étions dans le meilleur des cas deux cents personnes et même moins selon les estimations d’autres collègues. Les précipitations exceptionnelles qui se sont abattues dans la nuit du 22 au 23 février sur le grand Tunis et qui se sont poursuivies dans la matinée du 22 février expliquent en partie cette démobilisation en raison de l’impossibilité pour de nombreux universitaires bloqués par la circulation et obligés de faire demi-tour, de joindre le lieu du rassemblement. Le souvenir des inondations de 2003 est encore vivace dans les esprits à un point tel qu’il a développé chez de nombreux Tunisois la phobie des pluies torrentielles, ce qui explique aussi le très fort taux d’absentéisme constaté chez les étudiants de la FLAHM à la fin de la semaine qui vient de s’achever. D’autre part, l’organisation d’un rassemblement non accompagné d’une grève nationale ne pouvait que réduire l’ampleur de la protestation. Enfin certains professeurs de la FLAHM, qui d’habitude viennent nombreux à ces rassemblements à la suite d’une culture du militantisme dont ils sont bien imprégnés, en ont été dissuadés non seulement à cause des intempéries mais aussi en raison de la correction des copies d’examen. Les caprices de la météo ont également empêché les enseignants de la FLAHM à joindre leur faculté ce jour-là, l’accès à la Manouba ayant été rendu impossible parce que les routes avaient été coupées à la suite des pluies si bien que l’assemblée générale qui devait se tenir le jour de la grève a été reportée au lendemain, que la FLAHM était également désertée par un très grand nombre de ses étudiants pour la même raison et qu’aucun journaliste n’a pas pu se déplacer pour couvrir la grève. Aucun cours n’a eu lieu et le mouvement a été suivi massivement. Mais l’obligation de présence lors de la grève qui est une exigence morale n’a pas été respectée.

Malgré leur petit nombre, les manifestants n’ont pas cessé pendant plus de trois heures de scander et de répéter des slogans réclamant le démarrage des négociations avec le ministère, la prise en charge par ce dernier des véritables problèmes de l’université et ils ont, à maintes reprises, exhorté l’autorité de tutelle, à avoir le courage politique de résoudre le problème du niqàb qui fait perdre un temps énorme et beaucoup d’énergie à toutes les parties prenantes pour se consacrer à la réforme du LMD, à la révision du statut des enseignants chercheurs et des textes organisant la vie universitaire.

A côté de la banderole appelant le ministère à la satisfaction des revendications morales, professionnelles et matérielles des universitaires, une large banderole des enseignants de la FLAHM affichait leur détermination à défendre la dignité de l’universitaire et les libertés académiques. On pouvait lire aussi sur sept pancartes réversibles des slogans qui se sont fait l’écho de ces deux grands thèmes mobilisateurs et les ont développés. Certaines de ces formules étaient tellement percutantes que le téléjournal de 20 heures de la Télévision Nationale Tunisienne les a mises en exergue par le recours à des plans rapprochés et des travellings avant. Elles constituaient souvent des réponses à la conférence de presse tenue par le ministre le 16 février dernier. On peut en citer à titre d’exemple :

-  »La publication d’une note appelant le respect du règlement intérieur ne demande pas la promulgation d’une constitution «  ;
- »La position du ministère au sujet du niqàb est une position politique préjudiciable au savoir«  ;
- »Le dévoilement du visage dans l’enceinte de l’université est une nécessité dictée par le fonctionnement normal du service public« 
.

Les autres slogans ont mis l’accent sur la protection par le ministère des enseignants et de l’institution et ont insisté sur l’un des sujets liés à l’affaire du niqàb, considéré comme l’un des plus sensibles de l’actualité universitaire ces derniers temps au point d’avoir provoqué la grève du 22 février : l’humiliation de l’enseignant, autre signe des misères de notre Temps. La dignité de l’universitaire et de l’enseignant est tellement bafouée aujourd’hui – les collègues du secondaire en savent aussi quelque chose, eux qui ont observé dans tout le pays, le mercredi 15 février, vingt minutes d’arrêt de travail pour protester contre les violences de plus en plus nombreuses qu’ils subissent – que le prince des poètes, Ahmad Shawki, doit se retourner dans sa tombe, lui qui a fait accéder l’enseignant à la dignité d’un prophète, au spectacle désolant de ces professeurs de la Manouba livrés à la furie de leurs agresseurs. L’idée saugrenue de fabriquer une machine à remonter le temps me vient alors à l’esprit pour pouvoir vivre à une époque où l’on pouvait écrire les vers célèbres d’ Ahmad Shawki, emblèmes du sacerdoce de l’éducateur, qui résonneront pour l’éternité dans l’âme de tous ceux qui, reconnaissants, accorderont toujours à l’éducateur la distinction qu’il mérite sans passer pour des extraterrestres :

«  Salue l’instituteur et rends lui les honneurs
Car l’instituteur a une place dans les rangs bienheureux des prophètes
 ».

L’envie me prend à la suite de Shawki de développer cet hommage en paraphrasant Baudelaire bénissant le poète :

Dieu garde à l’instituteur, à l’enseignant
Une place dans les rangs bienheureux des voyants
Des anachorètes, des prophètes, des visionnaires et des saintes légions
.

Remonter le temps pour pouvoir revivre des scènes d’un âge d’or où d’anciens élèves aujourd’hui disparus, sexagénaires ou même octogénaires de feu mon père, si El Moncef, qui était ce qu’on appelait à l’époque un instituteur unilingue de français, dans la prestigieuse école coranique moderne El Arfanya, se mettaient spontanément à réciter la Fatiha et à louer ses mérites quand à l’occasion d’une rencontre fortuite ils apprenaient que j’étais le fils de leur maître, tels Tahar Ayachi, journaliste à La Presse qui a écrit un hommage à El Arfanya et à ses instituteurs dans un article publié en février 1999 sur les colonnes de ce quotidien !

Une pensée émue pour Albert Camus m’étreint le cœur à la lecture du slogan : «  Pas d’enseignement, pas d’activités, tant que la dignité de l’enseignant sera foulée ! ». C’est après sa mère, à Louis Germain, l’instituteur grâce auquel il a pu poursuivre ses études et devenir un brillant élève qu’Albert Camus pense et qu’il rend dans une lettre émouvante, en signe de gratitude, l’un des hommages les plus beaux d’un élève à son maître, après avoir appris qu’il était le lauréat du prix Nobel de littérature en 1957 : «  Sans vous, sans cette main affectueuse que vous avez tendue au petit enfant pauvre que j’étais, sans votre enseignement, et votre exemple, rien de tout cela ne serait arrivé. Je ne me fais pas un monde de cette sorte d’honneur. Mais celui-là est du moins une occasion pour vous dire ce que vous avez été, et êtes toujours pour moi, et pour vous assurer que vos efforts, votre travail et le cœur généreux que vous y mettiez sont toujours vivants chez un de vos petits écoliers qui, malgré l’âge, n’a pas cessé d’être votre reconnaissant élève  ».

Moi, qui sans prétendre à l’illustre rang où Shawki place l’enseignant, aspire à une élévation morale et spirituelle, voilà que les niqabées et leurs défenseurs me renvoient de moi l’image avilissante d’un obsédé sexuel, incapable de dompter ses appétits charnels et d’un satyre potentiel dont il faut prévenir les tentations libidineuses en empêchant tout contact visuel entre lui et ses étudiantes (sic !) !

La déclaration du secrétaire général de la FGESRS, rendant compte de la réunion de la délégation syndicale avec le conseiller du ministre chargé des relations syndicales interrompt ma méditation intérieure et me ramène sur terre. J’y apprends que le ministère a accepté de négocier avec notre syndicat au sujet des revendications matérielles et professionnelles. Concernant le niqàb, j’arrive à comprendre grâce à ma connaissance des figures de rhétorique et de la psychanalyse freudienne de que notre délégation a reçu la sempiternelle réponse du berger à la bergère. A nos détracteurs tentés de dire que la montagne a accouché d’une souris, je ne me départirai jamais de mon optimiste pour rétorquer : « Nous sommes faits d’un minerai de haute teneur et notre foi en nos valeurs nous fera soulever des montagnes ! ». ».

Salah HORCHANI


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