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Sihem (---.---.166.66) 13 octobre 2006 20:51

Des tirailleurs à la racaille, par Philippe Bernard

Voilà bientôt un an, la France tressaillait au spectacle de ses propres « indigènes » des cités incendiant des voitures. Elle applaudit aujourd’hui la réhabilitation de leurs aïeux, héros de la Libération et du film de Rachid Bouchareb. De même, le gouvernement entend honorer les anciens tirailleurs en revalorisant leur pension, tout en multipliant les expulsions d’immigrés, leurs descendants. Raccourcis hâtifs ? Schizophrénie ? Ni l’un ni l’autre : le mépris où ont été confinés les anciens combattants noirs et arabes, et la peur que suscitent les enfants d’immigrés ont une source commune : le refoulement d’une histoire coloniale qui a toujours mêlé violence et bons sentiments.

L’engagement militaire des uns au service de la France comme la présence jugée problématique des autres, obligent à revisiter un passé qui, à l’instar de Vichy pendant longtemps, « ne passe pas ». Un passé qui, dans la mémoire collective, ravive confusément de mauvais souvenirs. Celui de vaillants soldats tricolores combattant ensuite la France pour conquérir l’indépendance de leur pays. Celui d’une « guerre de libération » algérienne dont bien des acteurs ont paradoxalement immigré et fait souche chez l’ancien colonisateur. Le fellagha a éclipsé le tirailleur. Le « beur » a fait oublier le « sidi », figure du colonisé soumis. Le « voyou de banlieue » en survêtement à capuche a renvoyé définitivement au folklore le sourire des boîtes de Banania.

En un temps où les aigreurs mémorielles nourrissent partout les tendances au repli communautaire et parfois de hasardeuses justifications à la violence, les proclamations de Jamel Debbouze sur son amour de la France sont plutôt roboratives. Pour une fois, la mémoire coloniale cesserait d’être un objet de repentance masochiste pour devenir un élément constitutif de l’identité nationale. L’avenir dira si ces déclarations, à l’évidence sincères et propres à séduire les habitants des beaux quartiers, sont aussi bien reçues dans les cités populaires.

Car le message qui entoure la sortie d’Indigènes, y compris la récompense à Cannes, signifie à la société française que les enfants de Maghrébins ne sont précisément plus des « indigènes ». Que leur pleine qualité de citoyens français les rend légitimes non seulement pour revisiter l’histoire franco-africaine de leurs ancêtres, mais pour en tirer une certaine fierté à être de ce pays. A ce titre, elle marque une profonde césure par rapport à la génération des parents, prisonniers de la rhétorique antifrançaise des indépendances.

La démarche du film de Rachid Bouchareb confirme surtout que le « vivre-ensemble », loin de passer par l’occultation des drames de l’histoire, suppose leur mise au jour y compris dans leurs aspects conflictuels voire paradoxaux. D’ambivalences et de paradoxes, la chronique de la France coloniale n’en manque certes pas.

L’impérialisme français a toujours et de façon singulière traité ses colonisés « à la fois en frères et en sujets », a ainsi analysé Hannah Arendt. L’anthropologue Jean-Pierre Dozon a montré à quel point cette grille de lecture s’appliquait à l’ensemble des relations franco-africaines, de Colbert à la Ve République, jusque et y compris dans les phénomènes post-coloniaux que sont l’envoi massif de coopérants dans les années 1960 et les immigrations maghrébine et africaine. « Un peu de fraternité républicaine pour beaucoup de sujétion coloniale », tel a toujours été le « singulier cocktail » servi par la France (Frères et sujets : la France et l’Afrique en perspective, Flammarion, 2003).

Sur ce plan, Jacques Chirac et Nicolas Sarkozy ont parfaitement perpétué la tradition lorsque le premier a reconnu, peu après les émeutes, que les « enfants des quartiers difficiles » sont « tous les filles et les fils de la République » quelques semaines après la dénonciation de « la racaille » par le second. Un an plus tard, l’acharnement du ministre de l’intérieur à « faire du chiffre » en matière de reconduites à la frontière et le soudain accès de générosité présidentielle à l’égard des anciens tirailleurs prolongent cette perpétuelle ambiguïté.

SORTIR DU PRISME COLONIAL

Si la connaissance du passé colonial a bien une utilité pour agir aujourd’hui, ce devrait être pour sortir de ce double discours. Il serait temps que les réalités de ce qu’il est convenu d’appeler l’« intégration » des enfants d’immigrés dans la France contemporaine soient analysées par les responsables politiques autrement qu’à travers un prisme qui reste de fait colonial. Au lieu de ressasser le refrain sur l’« échec de l’intégration » comme s’il s’agissait d’agglomérer des peuplades étrangères à une France immuable, les élus pourraient tirer les conséquences du caractère essentiellement social, économique et urbain de l’exclusion dont ils souffrent.

Or le discours et les actes de l’acteur ultra-dominant sur ce terrain qu’est M. Sarkozy ne font que conforter les intéressés dans la conviction confuse mais résolue qu’ils restent considérés comme des indigènes. Des citoyens de papier qu’il est possible de reléguer, de contrôler, de provoquer et de tutoyer à loisir, des importuns à « nettoyer » d’urgence au Kärcher. De tels messages « sécuritaires », nolens volens, convoquent les clichés coloniaux dans l’imaginaire populaire. La rhétorique assimilant les banlieues à de nouveaux territoires à « nettoyer » comme jadis le djebel fait le lit de l’extrême droite. Chez les jeunes issus de l’immigration, il renforce un processus de victimisation autodestructeur.

Quant au geste de M. Chirac en faveur des tirailleurs, telle une faveur accordée par le prince à des sujets délaissés, il confirme l’idée que seul un événement médiatique peut secouer la torpeur des politiques. Ce que les émeutiers des cités savent depuis longtemps. Quel film faudra-t-il tourner pour qu’un président de la République engage le grand plan de rattrapage scolaire, urbain, policier, judiciaire et social qui romprait avec le naufrage des quartiers déshérités ?

Là encore, la référence aux tirailleurs fait sens. De la première à la seconde guerre mondiale, c’est dans l’insupportable confrontation entre la promesse républicaine d’égalité entrevue dans la fraternité combattante et la réalité coloniale retrouvée intacte après la guerre, que se sont forgés les militants des indépendances. Les jeunes qui, aujourd’hui, provoquent les policiers ou brûlent des voitures sont, eux, aspirés par une frénésie de consommation ou par la spirale du vide et non par un élan révolutionnaire.

La discrimination sociale dont ils souffrent dans le seul pays dont ils peuvent se réclamer, la France, a peu de choses en commun avec le statut d’« indigène » qui officialisait la situation de sous-citoyens des colonisés. Mais la perpétuation de telles frustrations sans réponse politique et sociale adaptée se révèle électoralement aussi explosive


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