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Accueil du site > Tribune Libre > J.L. Borges et la théorie des jeux

J.L. Borges et la théorie des jeux

La théorie des jeux est un ensemble d'outils mathématiquement formalisés pour analyser les situations dans lesquelles l'action optimale pour un agent dépend des anticipations qu'il forme sur la décision d'un autre agent. Cet agent peut être aussi bien une personne physique, une entreprise ou un animal. L'objectif de la théorie des jeux est de modéliser ces situations, de déterminer une stratégie optimale pour chacun des agents, de prédire l'équilibre du jeu et de trouver comment aboutir à une situation optimale. La théorie des jeux est très souvent utilisée en économie, en sciences politiques, en biologie ou encore en philosophie.

Les fondements de la théorie moderne des jeux sont décrits autour des années 1920 par Ernst Zermelo, Émile Borel et John von Neumann. Les idées de la théorie des jeux sont ensuite développées par Oskar Morgenstern et John von Neumann en 1944 dans leur ouvrage Theory of Games and Economic Behavior

On dit qu'un jeu est à information complète si chaque joueur connaît lors de la prise de décision :

  • ses possibilités d'action

  • les possibilités d'action des autres joueurs

  • les gains résultants de ces actions

  • les motivations des autres joueurs

Les jeux en information incomplète sont des situations où l'une des conditions n'est pas vérifiée. Ce peut être parce qu'une des motivations d'un acteur est cachée (domaine important pour l'application de la théorie des jeux à l'économie).

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Jean Tirole, l'un des spécialistes actuels de la théorie des jeux appliquée à l'économie

Les deux cadres unificateurs de l'économie moderne : la théorie des jeux et la théorie de l'information :

"La microéconomie moderne est fondée sur la théorie des jeux - qui représente et prédit les stratégies d'acteurs pourvus d'objectifs propres et en situation d'interdépendance - et la théorie de l'information - qui rend compte de l'utilisation stratégique d'informations privilégiées par ces mêmes acteurs." (Jean Tirole, Economie du Bien commun, PUF, p.151)

"le deuxième cadre unificateur de l'économie moderne est la théorie de l'information, appelée aussi théorie des incitations, théorie des contrats, théorie du signal ou encore théorie du principal-agent, selon l'application qui en est faite. Cette théorie s'articule sur le rôle stratégique des informations privées que possèdent les décideurs. Une bonne compréhension des relations humaines ou économiques nécessite en effet de prendre en compte le fait que les acteurs n'ont pas la même information et de plus utilisent leur information privée pour parvenir à leurs fins." (ibidem, p.158)

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J.L Borges a donné un exemple d'application de la théorie des jeux dans une nouvelle du Livre de Sable : "El Suborno" ("Le Statagème")

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Jorgé Luis Borges, Le livre de sable (El libro de arena), Emecé Editores, Buenos Aires, 1975, éditions Gallimard, 1978, pour la traduction française, éditions Gallimard, 1990, pour l'édition bilingue, traduit de l'espagnol par François Rosset, préface et notes de Jean-Pierre Bernès.

Jorge Luis Borges, de son nom complet Jorge Francisco Isidoro Luis Borges Acevedo est un écrivain argentin de prose et de poésie, né le 24 août 1899 à Buenos Aires, et mort à Genève le 14 juin 1986. Ses travaux dans les champs de l'essai et de la nouvelle sont considérés comme des classiques de la littérature du XXe siècle..

"Le Stratagème" ("El soborno"), (Le Livre de sable, Gallimard/Folio, édition bilingue), p. 217-236

J'ignore si Borges avait lu l'ouvrage d'Oskar Morgenstern et de John von Neumann, paru en en 1944 : Theory of Games and Economic Behavior. Il n'en reste pas moins que sa nouvelle est une parfaite illustration de cette théorie.

On retrouve cette influence directe ou indirecte de la théorie des jeux chez un critique littéraire français Algirdas Julien Greimas et son fameux "schéma actantiel" : dans une relation entre deux ou plusieurs personnes, il convient de considérer trois axes : l'axe du désir (ce que veulent les actants), l'axe du savoir (l'information que possèdent les "actants") et l'axe du pouvoir (les possibilités d'action des "actants").

"Le stratagème" ne comporte aucun élément fantastique, à proprement parler ; elle est fondée cependant sur un paradoxe défiant les lois de la logique, la "solution" de ce paradoxe étant parfaitement logique.

Les données de base du "jeu" développé dans "Le stratagème" sont les suivantes (je l'expose de la manière la plus générale possible) : A souhaite obtenir une promotion de B (un supérieur hiérarchique). B hésite entre accorder cette promotion à A ou à une autre personne (appelons-la C)...

A rédige un article anonyme dans lequel il dénigre B (mais en s'arrangeant pour que l'on puisse facilement en reconnaître l'auteur).

Selon toute vraisemblance, B devrait refuser à A de lui accorder la promotion qu'il désire et l'accorder à C. Pourquoi, après avoir lu l'article, B se décide-t-il malgré tout en faveur de A ?

Premier indice : l'histoire se passe dans une université américaine

Deuxième indice : B est protestant

Troisième indice : penser au titre de la nouvelle

Cette nouvelle est une astucieuse remise en cause de la morale kantienne et de la notion de "désintéressement". Elle s'apparente à un problème d'échecs. Et comme souvent chez Borges, il s'agit d'une énigme "à plusieurs tiroirs". Seul le "maître du jeu" (A) en possède la clé.

La solution de l'énigme (ou comment - x peut être supérieur à + x) :

B est un protestant américain. A est un étranger qui a compris la psychologie de B : un protestant américain tient à se conduire de manière impartiale et désintéressée, à ne jamais prendre de décision en fonction de son intérêt personnel, à se montrer "fair play" en toutes circonstances (c'est l'essence même de la morale kantienne).

B n'a pas de raison particulière de choisir A, plutôt que C. Ils sont à égalité du point de vue des mérites, des qualités objectives, etc.

A va donc faire quelque chose pour faire pencher la balance de son côté. S'il écrit un article en faveur de B, il risque fort d'obtenir le résultat contraire de celui qu'il attend : B va choisir C pour ne pas avoir le sentiment de céder à la flatterie, de tenir compte de son intérêt personnel.

Comme A l'avait escompté, B choisit donc A, après avoir lu l'article car il a le sentiment de se sentir d'autant plus désintéressé que l'article lui est défavorable.

Mais la fine pointe de la nouvelle n'est pas là. Elle est dans la leçon de psychologie morale que l'étranger donne au professeur américain dans son bureau : il lui explique pourquoi il a écrit son article et en quoi consistait son "stratagème". Il lui explique également que contrairement à ce qu'il pense, il est aussi "intéressé" que les autres.

A démontre à B qu'il n'a pas agi "librement", mais par rapport au jugement des autres (ses étudiants, ses collègues). Favoriser la carrière universitaire de quelqu'un qui vous dénigre dans un article universitaire étant la "preuve" suprême de ce suprême désintéressement qui lui a toujours valu l'estime générale.

A explique à B qu'il a bien mieux flatté l'ego de son adversaire (j'emploie ce mot au sens du jeu d'échecs) en écrivant un article contre lui, que s'il avait écrit un article de louanges en sa faveur.


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11 réactions à cet article    


  • Taverne Taverne 2 août 2016 12:09

    Moi, si j’ai plussé en modo, c’est pour Borges. La théorie des jeux, rien à f.... ! smiley


    • La Dame à la licorne Jélaniac 2 août 2016 12:59

      cette théorie ne marche pas sur TESO de kévin Zénimax
      en plus le méga serveur était en maintenance hier ce qui
      à faussée toutes les données.
      sa marche peut-être avec le jeu de l’oie


      • Alren Alren 2 août 2016 13:47

        La théorie des jeux se fonde sur le comportement d’humains qui n’existent pas car personne n’a une psychologie aussi élémentaire que celle que l’on prête aux « joueurs » des problèmes de cette branche des mathématiques.

        Ce qui n’enlève rien au caractère attrayant des réflexions qu’elle entraîne mais qu’il faut éviter d’appliquer au monde réel même à l’économie capitaliste spéculative, celle qui ne crée pas de richesses faute de travail et dont les échanges sont à somme nulle.


        • CoolDude 2 août 2016 14:49

          @Alren

          En complément, je dirai qu’une critique moderne de ces théories, c’est qu’elles coïncidèrent les agents comme rationnels. Les études « récentes » montre de plus en plus que le comportement humaine est dans bien des cas très irrationnels surtout lors de réflexions rapides... Ce qui fausse l’analyse si on ne prend pas en compte tout les biais cognitifs et leurs connaissances par les agents.


        • leypanou 2 août 2016 23:15

          @Alren
          La théorie des jeux se fonde sur le comportement d’humains qui n’existent pas : c’est surtout çà le plus important à mon avis. Mais cela permet de paraître rigoureux.


        • maQiavel maQiavel 2 août 2016 17:48
          • Merci pour l’article 

          • gogoRat gogoRat 2 août 2016 17:58

            @l’auteur
             
            Merci de me faire prendre conscience de ma lacune culturelle concernant cette théorie des jeux !
             
             Dans quels cursus scolaires classiques cette théorie est-elle aujourd’hui le plus souvent abordée : mathématiques ? philosophie ? psychologie ? économie ? biologie ? politique ? 
             
             En attendant de survoler davantage le sujet, il me semble pouvoir soulever une question susceptible d’intéresser d’autres néopytes dans mon genre .

            Vous faites état de :
             ’ rôle stratégique des informations privées que possèdent les décideurs.
            Une bonne compréhension des relations humaines ou économiques nécessite en effet de prendre en compte le fait que les acteurs n’ont pas la même information et de plus utilisent leur information privée pour parvenir à leurs fins." (ibidem, p.158)’

             
             Cela ne corroborerait-il pas l’idée intuitive d’un pouvoir central de ’jeux’ de cache-cache d’informations dans bien des perversions déplorées au sein de la gent humaine ?
             Ataviques et immémoriaux jeux de cocufiage, ou même seulement de paraître ; rétentions d’informations ; délits d’initiés ... :
             ces ’ruses’ ne seraient-elles pas essentiellement à la source de la majeure partie de ce qui vient pervertir notre sens faussé du ’mérite’, du ’savoir’ ... et de l’honnêteté ?


            • Robin Guilloux Robin Guilloux 2 août 2016 20:42

              @gogoRat

              En fait la théorie des jeux a été mise au point par un mathématicien de génie, juif hongrois antinazi et viscéralement anticommuniste qui a travaillé pour les Américains pendant et après la guerre : John von Neuman. Van Neuman a appliqué la théories des jeux à la bombe atomique qu’il a contribué à mettre au point à Los Alamos avec Robert Oppenheimer et c’est lui qui a crée la théorie de la « dissuasion » (arme desruction/dissuasion massive = MAD en américain) pendant la guerre froide. La théorie des jeux est essentielle en économie et en géostratégie. Je suis d’accord avec le fait qu’au début, elle reposait sur l’hypothèse de la rationalité des agents, mais elle prend désormais en compte le facteur irrationnel (les gens ne cherchent pas toujours nécessairement leur intérêt personnel). Il s’agit avant tout d’un outil mathématique qui intègre la théorie des probabilités statistiques.


            • CoolDude 2 août 2016 21:05

              @gogoRat

              "Cela ne corroborerait-il pas l’idée intuitive d’un pouvoir central de ’jeux’ de cache-cache d’informations dans bien des perversions déplorées au sein de la gent humaine ?"

              Dans le Mille Emile !

              Exemple : Le délit d’initié.


            • CoolDude 2 août 2016 21:14

              @CoolDude

              Mais, je/vous laisse explorer la question.

              Il faut savoir que tous les cas on était analysé dans cette théorie...
              Et la solution globale la meilleurs à été le jeu gagnant/gagnant.

              Mais dans une société individualiste... Ou on veut maximiser à tous pris ces profits... Ben ça capote sévère et ce n’est finalement pas optimum.

              Mais c’est une belle théorie qui pousse à un collectivisme collaboratif que j’apprécie.


            • gogoRat gogoRat 2 août 2016 22:46

              @Robin Guilloux

               ok, et merci !
               
               Je note aussi, dans Wikipédia, que :
              ’Von Neumann est le premier à envisager la notion de singularité technologique dans les années 195013.’

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