Arts premiers : Jacques Chirac confond hiérarchie et émulation des cultures
En inaugurant le Musée des Arts premiers, Jacques Chirac n’a pas voulu se contenter d’un hommage aux arts, ceux de tous les peuples, il s’est fait anthropologue en avançant l’idée qu’il n’existe pas de hiérarchie entre les cultures. Sauf que cette idée ne peut pas signifier qu’il ne serait pas possible d’évaluer universellement les oeuvres et les pratiques. Car autrement, on sombrerait dans le relativisme, cet exact contre-pied du vieil universalisme uniformisant, puisqu’on basculerait d’une position ayant en effet prétendu détenir la meilleure forme de toutes les civilisations réelles à une position considérant que les oeuvres et les pratiques de ces dernières se valent toutes...
Jacques Chirac confond la nécessaire reconnaissance de l’autre, non occidental, voire l’autre tout court, au sein même d’une culture singulière d’ailleurs (cultures basques, occitanes, bretonnes... qui n’ont pas tellement été valorisées en... France...) et le fait que cette reconnaissance doit inclure aussi une critique de cet autre, de la même façon que ce dernier, surtout lorsqu’il est au Sud, le fait de plus en plus à l’encontre de la civilisation dite du Nord.
Cette remarque n’est pas anodine et encore moins académique. Car les enjeux sont redoutables. Puisqu’en récusant dorénavant l’idée que les civilisations ne peuvent plus s’évaluer l’une l’autre, on les fige dans une forme censée les exprimer désormais définitivement ; comme si elles ne devaient plus évoluer ; et ceci afin de toujours correspondre à l’image fixée à jamais dans le négatif d’un classement perpétuel rangé dans une sorte d’herbier civilisationnel ; un peu à la façon d’une restauration de chefs-d’oeuvre qui chercherait à maintenir les monuments uniquement en l’état. Les cultures seraient ainsi tenues à distance, placées de manière distinctes les unes des autres, on écarterait de ce fait tout fonds commun ou universel, (non nécessairement uniformisant pourtant), qui permettrait de définir absolument des critères capables de développer effectivement tout potentiel humain, c’est-à-dire au-delà de sa réalité singulière, à la façon d’une invention, d’une oeuvre d’art, dont le caractère sublime forge l’unanimité (c’est ce que je nomme la condition néomoderne).
Or, en réifiant les cultures, en les choséifiant aux niveaux politiques et sociétaux dans les formes atteintes historiquement, et ceci sous le prétexte de les préserver, on atteindrait le but exactement contraire à celui espéré. Jusqu’à, par exemple, suggérer à tel artiste africain ou sud-américain contemporain de travailler "son" art essentiellement dans le cadre de "sa" culture, plutôt que chercher à dire aussi quelque chose de "global" via l’art numérique ; plus encore, on inciterait tel originaire de telle contrée à plutôt rester fidèle à "sa" religion, quitte à seulement le reconnaître par elle, proposant par exemple de nommer un préfet issu de cette religion, etc. Ce faisant, on atteindrait le résultat que l’on devait pourtant éviter : formater les êtres humains dans une seule figure historique, un seul trait de culture, tout en se refusant d’en évaluer les résultats, y compris du point de vue des nécessités du développement humain, comme on le voit d’ailleurs et de plus en plus dans le monde, puisque, par exemple, les libertés de penser et d’entreprendre ne sont toujours pas considérées comme fondamentales dans certains pays, mais juste des traits civilisationnels propres au Nord...
Il ne s’agit évidemment pas d’imposer ces fondamentaux, mais, à l’inverse, on n’a pas à les écarter sous le seul prétexte qu’il ne faudrait pas désormais hiérarchiser les civilisations qui les adopteraient et celles qui les écarteraient. Seulement, le problème n’est pas là, mais bien dans l’idée que leur adoption, dont l’expérience a prouvé par ailleurs l’efficacité, soit tout au moins laissée à l’appréciation de chaque peuple. Nous sommes loin du compte.
Jacques Chirac fait désormais sienne cette confusion entre hiérarchie et concurrence des oeuvres du faire dont certaines peuvent pourtant être meilleures que d’autres, ce qui n’amoindrit pas nécessairement le potentiel de tel peuple mais, au contraire, par cette émulation, le pousserait à s’affiner (critère par excellence de la condition néomoderne...). Pierre Manent avait bien vu ce pernicieux tournant dans La raison des nations (Gallimard, 2006, p.18) :
" Notre démocratie extrême, qui enjoint le respect absolu des identités, rejoint le fondamentalisme qui punit de mort l’apostat. Il n’y a plus de changement légitime, parce qu’il n’y a plus de préférence légitime. Sous le flash de son unité proclamée, l’humanité s’immobilise par une liturgie continuelle et interminable d’adoration de soi ".
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