Le modèle français
Les Français aiment à se poser en originaux. Marqués par le théâtre, élevés durant des siècles dans des mœurs politiques de Cour, auteurs lorsqu’ils étaient démographiquement la première puissance européenne d’une Grande Révolution suivie d’un Empire conquérant et fondateur, accoucheurs pénibles et presque par hasard d’une République (1 seule voix adopta l’amendement Wallon), les Français sont fiers de leur « modèle », malgré la boucherie de 1914, l’étrange défaite de 1940, la dictature paternaliste-rurale de Vichy, les affres d’une décolonisation dont les braises ne sont pas éteintes deux générations après, le coup de force légal de 1958, la révolte de la jeunesse 1968, la mythologie 1981 du « changer la vie », l’école et l’ascenseur social en panne, l’immigration « humanitaire » non gérée et les révoltes des banlieues, la justice restée monarchique jusqu’au scandale d’Outreau, une presse aux ordres de l’émotion et de l’audience, une droite immobiliste et une gauche qui ne sait plus quoi dire...
Un « modèle » peut se voir ainsi comme un « exemple ». Compte tenu du contexte, le modèle français peut apparaître comme archaïque, figé et prétentieux. D’autres pays, plus pragmatiques et moins trompetants réussissent mieux que nous (l’Espagne, l’Irlande, les pays scandinaves pour ne prendre que les plus proches). Un modèle peut se voir aussi comme une « exception ». Historiquement, cela est juste, et nous avons examiné la question dans une note précédente. Mais chaque nation est une exception en elle-même si elle a une quelconque identité, le « modèle » n’est alors que sa façon de s’adapter à la complexité du monde et aux changements de l’histoire. Reste alors le troisième sens du mot : le schéma explicatif. Il s’agit de simplifier une réalité historique et sociale complexe pour fournir une image d’être et de faire, permettant l’action nécessaire pour le futur.
Le modèle français apparaît comme une dialectique constante entre l’Etat (tenant de la « volonté générale ») et la société (détruite en individus atomisés). Durant les années de crise, l’Etat autoritaire et centralisé dirige l’économique et le social à la baguette (les deux Empires, l’après-défaite de 1870, la période 1914-1918, Vichy, la reconstruction 1945-1965, l’après second choc pétrolier 1979 avec la gauche). Lorsque tout va mieux, la société conteste et se libère, les « partenaires sociaux » relèvent la tête et reprennent l’initiative (le combat pour la liberté de la presse et contre l’alliance du trône et de l’autel après le Premier Empire, le libre-échange durant le Second Empire flageolant, la Belle époque début de siècle, les Années folles avant la crise économique et la montée des fascismes, 1968 (libération)-1984 (début des années sida, vache folle et la suite).
Le « dernier modèle » qui engendre tant de nostalgie chez nos commentateurs date de 1945. La société s’est refondée par un nouveau pacte après la faillite politique de la IIIe République, la pusillanimité égoïste des élites collaborationnistes, le trop faible investissement des entreprises dopées au protectionnisme d’avant-guerre, le conservatisme de mœurs et d’épargne d’une société très paysanne et dispersée, vrai « sac de pommes de terre » comme aimait à la décrire Marx (36% des actifs sont agriculteurs en 1945). La génération au pouvoir grâce à la Résistance, adolescente durant la saignée1914-1918, a connu le déclin d’une France éparpillée en féodalités, en corporatismes et en provinces, puis l’humiliation de la défaite et de l’occupation. Les élites issues des grands corps techniques (Polytechnique, Mines, etc.) et de la nouvelle ENA, créée en 1946, se sont senties mobilisées comme instituteurs du redressement d’un pays démoralisé et ruiné, sur le modèle du New Deal américain et du Plan soviétique. Le pouvoir politique, affaibli par le parlementarisme de la Constitution de 1946, laisse agir les technocrates, parce qu’eux restent en poste si les ministères valsent. S’organise une économie concertée, où un secteur nationalisé, mené par une caste issue des grandes écoles, agit comme « vitrine sociale » et « modèle de productivité » sur un privé délégitimé et sans moyens ni volonté. En charge de l’essentiel (« l’intendance suivra »), l’Etat se veut responsable de la croissance en stimulant la consommation, la recherche, l’investissement et l’exportation. Son rôle moteur durant les Trente Glorieuses est indiscutable, la croissance annuelle du PIB a été en moyenne de 5,4% entre 1958 et 1973. La France s’est modernisée, ouverte aux idées, aux capitaux et aux innovations de l’extérieur, importations et exportations représentaient 10% du PIB en 1960, 15% en 1973, autour de 25% aujourd’hui. Qu’est-ce qui a changé ? Tout, ou presque : les hommes, l’économie, le monde.
1968, une nouvelle génération arrive à l’âge d’homme et secoue les tutelles rigides de la génération précédente, austère, disciplinée et contente d’elle-même. L’« esprit de Mai » marque l’essor de l’individu contre le collectivisme technocratique et idéologique. C’est la fin du baby-boom, les femmes se veulent maîtresses de leur corps et veulent travailler comme les hommes. Elevée dans la société de consommation, la génération 68 n’a pas cet esprit de revanche qui a incité aux efforts productivistes ; au contraire, la « qualité de la vie » prime.
1973, l’économie s’impose brutalement aux politiques, avec le choc pétrolier, et plus encore en 1979. La facture énergétique française passe de 13 milliards de francs en 1973 à 184 milliards en 1984. Pour conserver le niveau de vie atteint, il faut exporter, donc mieux s’insérer dans l’économie mondiale, s’appuyer sur l’Europe en construction pour négocier avec les Etats-Unis, la Russie et les nouveaux blocs en émergence (Japon, Asie du Sud-Est, en attendant Chine, Inde, Amérique du sud, Nigéria), recentrer son industrie sur des créneaux de savoir-faire (agro-alimentaire, tourisme, nucléaire, aéronautique, génie civil). Le monde change, l’époque n’est plus aux Etats contrôlant tout aux frontières. Migrations, traités internationaux, construction de l’Europe, internationalisation des entreprises obligent à penser global lorsqu’on agit local.
1983, la tentative de retour au modèle jacobin par la gauche tourne court, la croissance s’effondre, trois dévaluations rythment les deux premières années de lyrisme. La France a le choix : s’isoler, ou se discipliner. François Mitterrand consulte, écoute, réfléchit. Il décide de suivre la voie Delors/Attali de la rigueur, contre la voie Bérégovoy/Chevènement de la sortie du SME et des dévaluations, hier « compétitives », aujourd’hui handicapantes alors que l’on doit acheter le pétrole en dollars et attirer les capitaux dans l’investissement. Fin du « modèle » étatiste né en 1945, la pression des hommes, des techniques et des choses l’oblige à se transformer. Non sans soubresauts corporatistes et égoïstes, des agents de l’Etat à statut aux agriculteurs subventionnés, aux producteurs de cinéma protégés, aux médecins financés, aux associations nombreuses qui vivent de la manne étatique, aux retraités qui voudraient bien conserver leur niveau de vie. Mais les aspirations individualistes de la société, les exigences économiques de l’énergie et de la démographie, l’irruption du tiers-monde dans la compétition mondiale, obligent à s’adapter.
« Transformer » le modèle ne veut pas dire le mettre à bas et le remplacer par un autre, « anglosaxon » ou « allemand ». Transformer, c’est prendre une autre forme, évoluer, agir autrement, comme un organisme vivant. C’est secouer ce conservatisme foncier qui est la maladie des Français, heureux en castes, en statuts et en privilèges. 1968, changement de génération ; 1973, changement de paradigme économique ; 1983, choix de rester intégré dans l’Europe, donc dans le monde. Il n’y a pas de « fatalité » ni de « pensée unique », mais le vaste mouvement d’une génération nouvelle confrontée à des chocs inédits et à l’irruption dans l’histoire d’un monde qui se taisait.
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