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Quand la vallée perdue du Zanskar ressent les prémices de la modernité

Zanskar, un confins himalayen niché dans la région indienne de Jammu-et-Cachemire. Chaque hiver, la solitude s’installe pour les habitants de cet ancien royaume indépendant. En l’absence de piste, le seul moyen de communication devient la rivière gelée, sur laquelle transitent les quelques convois d’hommes, de marchandises et d’écoliers pour lier les villages à la route de Padum, la préfecture. Dans ce petit monde autarcique où vivent près de 14 000 habitants, les discussions ne tournent plus qu’autour d’une immense nouveauté, un tremblement de terre, “l’army road”, comme la nomment les locaux. Les bulldozers des militaires indiens creusent en effet une piste pour relier les deux extrémités de la vallée, aujourd'hui accessibles seulement par une dizaine de jours de marche. Cette piste, dont quelques tronçons sont déjà sortis de terre pour faire lentement évoluer la vie villageoise, ouvre l’intégration progressive de cette vallée perdue dans la modernité.

Un système socio-économique ancestral : la quasi-autarcie

Le petit monde zanskari avait déjà connue une première mue lors de son entrée dans la République indienne en 1947. L’ancien roi, aujourd'hui déchu, a dû trouver de nouveaux revenus avec l’abolition de tous ses privilèges et vend maintenant des chiapatis dans la rue. Impossible de se douter que ce retraité miséreux a régné sur des cols de 5 000 mètres. De la société polyandrique en vigueur, il ne reste que trois familles où la femme cumule les maris. L’inscription progressive du royaume dans les cadres de l’État indien a ainsi provoqué une mutation politique et sociale de grande ampleur à la fin du XXème siècle. Ayant vécu une année sur place en 1976 l’explorateur et écrivain anglais James Crowden raconte que toutes les femmes travaillaient dans les champs vêtues de leur grande coiffe ornée de turquoises. Coiffe qui ne sort plus du placard aujourd'hui que pour les grandes occasions. Bouleversée politiquement, la société zanskarie a en revanche conservé dans ses villages les plus reculés un système socio-économique millénaire : chaque ferme produit durant l’été de l’orge et du foin, élève les troupeaux et accumule du bois et des bouses séchées pour servir de combustible durant l’hiver. Et le froid venu, “on tisse la laine, on reste au chaud et on prie” nous révèle un paysan de Pishu. En bref, l’été est consacré a accumuler nourriture et combustible pour tenir l’hiver, le tout dans une autarcie presque complète. Les seuls contacts marchands visent à vendre certaines bêtes pour acquérir en ville du sel (commerce ancestral) mais aussi du riz (consommation développée depuis l’entrée dans l’Inde) et parfois des vêtements et ustensiles de cuisine (objets manufacturés apparus depuis quelques années dans la région). Les modes occidentales de do it yourself et autre consommation circulaire consituent le b.a.- ba. de l’économie villageoise zanskarie. Comme si le marché revenait chez nous à ses premiers amours.

L'apparition du marché aux confins du monde, un choix politique

Dans cette économie villageoise qui a peu changé depuis des siècles, l’essor à venir du marché et de la modernité (entendue comme émancipation progressive des individus) ne résulte pas de forces “naturelles” ou “autonomes” suite à des initiatives éparses et intéressées des individus. Vu d’Occident, l’État est souvent pensé comme un contre-poids du marché, encadrant, limitant, compensant ce dernier. C’est oublier qu’aux prémices du capitalisme, l’élément déclencheur, la chiquenaude marchande est souvent le fait du politique. Cette alliance entre l’État et le marché est fort visible dans les forêts profondes, les sommets enneigés, les vallées reculées où, sans l’appui des pouvoirs publics, les intérêts marchands peinent à s’exprimer. Parti marcher sur les chemins perdus des confins français, l’écrivain voyageur Sylvain Tesson perçoit intuitivement que l’entrée de ces territoires dans le fracas de la modernité économique relève plus des politiques publiques que des initiatives des habitants. Les poids de l’État sur les “chemins noirs” français et dans les vallées tibétaines se font ainsi écho. Au Zanskar, l’entrée dans notre monde moderne est porté par deux initiatives publiques : la piste, véhicule du commerce, et l’école, vehicule de la liberté.

Une mise en branle économique sous l'effet futur de la piste

Construire une piste, c'est, à terme, introduire la décisive spécialisation du territoire. Quand une ferme en autarcie doit presque tout produire, des couvertures en laine aux murs de la maison en passant par le combustible et la nourriture, l’arrivée d’une piste permet d’acquérir à moindre coûts tous ces biens et se concentrer sur son activité la plus productive, en l’occurrence souvent l’élevage et l’agriculture. A l’échelle d’une maison, se produit la classique théorie des avantages comparatifs dessinée par Ricardo pour les nations. Comme ce fut le cas chez leurs voisins du Ladhak après la construction de la route de Leh, l’artisanat local se retrouve laminé par les produits industriels (notamment chinois). La route met ainsi systématiquement en concurrence chaque production locale. On n’a plus besoin de vanniers, de forgerons, de maréchaux-ferrants. Chacun doit innover, devenir plus productif, trouver sa spécialité pour survivre ou s’exporter vers la ville pour y trouver un revenu. Ce moment d’ouverture économique est celui de la mise en branle d’une communauté villageoise qui vivait dans un monde peu concurrentiel. Dans cette mise en branle, il convient d’être meilleur que les produits importés sinon on perd son activité. En France, ce moment est notamment décrit par Charles Peguy dans son livre L’Argent expliquant qu’auparavant si l’on vivait tranquillement et travaillait normalement, on restait pauvre, sûr de ne pas tomber dans la misère. Au contraire, une fois la concurrence apparue, si le petit ne se démène pas pour améliorer en permanence sa productivité, il deviendra miséreux.

L'école comme pillier de la modernité et rêve d'autonomie

Dans ce moment clef de spécialisation des territoires, le deuxième pilier de la modernité, l’école, joue un rôle central d’autonomisation. Véhicule d’une vision du monde nouvelle, l’école offre une émancipation sans précédent du modèle villageois avec la promesse de choisir son métier et non simplement de reprendre celui de son père. Les études consituent le passeport pour s’exporter vers la ville et trouver un travail hors du village. Les métiers traditionnels de la vallée se voient ainsi confrontés à une double tension. D’une part, ils sont concurrencés par les produits importés, et d’autre part, ils peinent à susciter des vocations chez les jeunes qui rêvent d’utiliser l’école comme tremplin. Un tremplin vers ce que tous les locaux appellent simplement un “bon salaire”. Quand la piste rend moins rentable la production traditionnelle, l’école offre une porte de sortie individuelle à chacun. Les stratégies se font alors moins collectives et chaque ménage mise sur les études de ses rejetons pour un avenir meilleur. Le cas des amchis, les médecins traditionnels tibétains est emblématique : tous continuent à y avoir recours et s’attristent de leur disparition future. Cependant, aucun jeune ne veut reprendre le flambeau d’un métier considéré comme difficile et peu rémunérateur. Les stratégies individuelles des familles prennant ainsi le pas sur l’enjeu collectif de préservation de la médecine traditionnelle. Envoyer ses enfants à l’école constitue par ailleurs un investissement conséquent puisqu’il faut leur assurer une subsistance loin du cocon familial. Un nouvel impératif de revenu apparaît donc et accroit la nécessaire spécialisation économique de chacun.

La destruction - créatrice est lancée

Voyant partir la première génération de jeunes vers les grandes villes indiennes pour étudier les anciens s’inquiètent de ne “pas le voir revenir, préférant la ville où tout est disponible” et surtout de les voir “devenir indiens et ne plus se sentir zanskaris”. Le passeport pour la liberté et l’autonomie tant financière qu’intellectuelle que constitue l’école inquiète ainsi certains. C’est le cas du lama du monastère de Lingshed, l’un des plus grands de la vallée. “Au début nous avons envoyé nos moinillons à l’école publique. Et puis les maîtres avaient une mauvaise influence. Nos jeunes quittaient le monastère pour trouver du travail. Donc maintenant on leur fait la classe nous-mêmes.” Les enfants placés au monastère se font de moins en moins nombreux explique le lama. Les dons des familles sont aussi en baisse et la lamaserie a dû trouver de nouveaux revenus. Ils ont donc acheté un immeuble dans la capitale voisine pour le louer à des étudiants. Ces jeunes qui plutôt que de devenir moines font aujourd'hui des études. Une destruction-créatrice dans les règles de l’art. Malgré sa position relativement perdante, le lama refuse d’avoir une vision simpliste de tous ces changements. “La route va permettre aux gens de moins souffrir. Et en même temps nous allons perdre notre mode de vie ancestral fait de tranquillité et de méditation. L’école c’est bien et en même temps cela vide les rangs du monastère. Tous ces changements sont bons et mauvais à la fois.” Une vision équilibrée de cet immense bouleversement. Et il doit bien reconnaître que l’impact matériel de la modernité, c’est pratique. “C’est vrai que je suis content d’avoir l’électricité depuis deux ans pour lire le soir en hiver”.


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9 réactions à cet article    


  • gaijin gaijin 6 mars 2018 17:03

    destruction créatrice :
    d’abord on commence par détruire et puis reste a prier pour que la création arrive


    • Clocel Clocel 6 mars 2018 17:12

      Le Léviathan absorbe ses dernières victimes...

      Heureux zanskari qui vont découvrir la carie dentaire, le « confort », l’art de pisser et chier dans de l’eau potable et de trouver ça, normal...

      En fouinant, on trouve encore : https://www.chasse-aux-livres.fr/prix/2221002830/zanskar-michel-peissel?query=Zanskar

      La mort d’une des dernières sociétés matriarcales qui faisait penser aux Moso par certains aspects.


      • Diogène Diogène 6 mars 2018 18:12

        Les tribus isolées sont les peuples les plus vulnérables de la planète. Une panoplie de forces puissantes joue contre elles.


        La plupart des peuples isolés connus, car au moins entr’aperçus, se trouvent dans des zones densément boisées : en Amérique du Sud, dans la forêt amazonienne, et dans l’île de Nouvelle-Guinée, peuplée par les Papous, partagée entre les États d’Indonésie et de Papouasie-Nouvelle-Guinée. 

        Combien leur reste-t-il de temps ?

        • Clocel Clocel 6 mars 2018 18:17

          @Diogène

          Bien des Zomia résistent encore.


        • Pascal L 6 mars 2018 23:28

          J’ai traversé le zanskar à pied en 1983. A l’époque, il y avait déjà une route qui reliait la ville chiites de Kargil au nord jusqu’à Padum. La route passait par un col à 4400m qui était encore fermé à la mi-août de cette année là. Un camion faisait tout de même la navette dans la vallée entre le bas du col et Padum. Le projet de passage par le sud existait déjà, mais le col est à 5100m ce qui fait qu’il ne sera pas ouvert toute l’année, mais il est probable qu’elle va drainer des touristes qui pourront éviter le Cachemire.

          A l’époque, il y avait encore 4 rois, dont un qui était député à Delhi et apportait déjà quelques éléments de progrès dans la vallée. Ils n’avaient en théorie plus de pouvoir, mais avec un seul représentant de Delhi dans la vallée, ces rois rendaient encore bien des services avec, en particulier, la justice.
          La société du Zanskar était bien équilibrée avec une place pour chacun, ce qui fait que ces habitants paraissaient heureux, mais avec une mortalité infantile de 50% en dessous de 2 ans et la quasi absence de médecins, on pouvait tout de même mieux faire. Il y avait plusieurs médecins dans le groupe et ils avaient prévu des médicaments d’urgence pour la population, en particulier des antibiotiques. ils n’ont pas chômé pendant le voyage.

          L’arrivée des touristes ne va pas forcément enrichir la population. En 1983, ils n’avaient rien à vendre, donc nous étions venu avec tout ce qui était nécessaire, la nourriture, le carburant pour cuire la nourriture, les tentes pour se loger... Les poulets et les canards ont été transportés vivants sur les chevaux et deux moutons ont suivi à pied. On avait fini par s’attacher... Si des infrastructures touristiques sont construites, cela servira surtout à tous ceux qui vont faire la logistique avec le reste de l’Inde. les zanskaris ne toucheront pas grand chose.

          • babadjinew babadjinew 7 mars 2018 10:42

            Triste nouvelle pour cette vallée magnifique et perdu !

            Seul moyen maintenant pour la préserver, s’inspirer du Bouthan et exiger un VISA de 100 US$ par jour histoire de limité l’afflux de touristes crétins avides d’espaces préservés mais incapable de ce passer de PQ, coca, barre chocolatés et autres débilités consomables....... (Qui finiront toutes en pleine nature)

            Triste nouvelle par ailleurs pour les populations locales qui vont voir arriver bientôt les requins de Delhi et Munbay spécialistes du tourisme de masse......

            Wake Up !!!!

             


            • velosolex velosolex 7 mars 2018 12:21

              Et pourtant que la montagne est belle..

              .Il est sans doute trop tard pour sauver les villages perdus de la mondialisation sauvage. Tout est trop trop. Nous assistons à la fin d’un monde, peut être bien à la fin du monde !
              C’est un vieux problème qui s’est catalysé depuis « Tristes tropiques, et encore plus depuis une génération. 
              Je me souviens de mon malaise en 75 alors que je faisais une marche sur les hauts plateaux de l’Himalaya. Les villageois nous accueillaient sur une natte pour la nuit. Le père détonait, un jeune homme regardant avec avidité mon bracelet monstre. Le seul dans le village à posséder un jean, à posséder une vieille radio grésillante.....
              Je participais à mon échelle à cette transformation du monde. L’étranger dans ces régions comme une plante invasive va vite corrompre, et transformer. De son propre grès ou non. 
              Nous assistons à la mort des derniers territoires »sauvages"
              . Mais pourquoi n’auraient ils pas droit aux promotions nutella vous diront certains. 
              Faut il en rire ou en pleurer. 
              Préférez les monts d’arrée ou ceux du Languedoc. 
              L’exotisme le vrai, est au bout de la rue...
              Vous y gagnerez votre propre respect. 

              • velosolex velosolex 7 mars 2018 12:27

                Il y a 130 ans victor Segalen écrivait « Les immémoriaux », un roman ethnologique toujours d’actualité, et montrant comment tout au début de l’accélération des échanges, et des voyages, certains avaient déjà anticipé le pire. 

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