La part d’un ange
La loge de nos vignes
Ce qu'il advint en cet avant au-delà d'auparavant peut faire rougir nombre d'entre vous. Vous allez me dire que je pousse le bouchon un peu loin et pourtant tout ce qui va suivre coule non pas de source mais du jus de la vigne. Si je suis ici, à vous narrer cette histoire c'est que le vin grise et pousse parfois à vous mettre cul par- dessus tête. La chose, par la grâce de Bacchus arriva à ma tendre mère Julie…
Julie travaillait au service d'une vignerie du Sancerrois. Servante, elle avait de l'ouvrage dans la maison du vigneron, un jeune berrichon qui n'était du reste pas pour lui déplaire. Garçon vigoureux, Gaston passait le plus clair de son temps penché sur les ceps, entretenant amoureusement ces pieds tourmentés desquels naissaient ses plus belles espérances.
Le maître requerrait parfois la servante qu'il avait choisie à la foire à la Loué en se fiant d'avantage à son aspect avenant qu'aux lettres de recommandation qu'il ne parcourut pas aussi attentivement que les formes girondes de la demoiselle. Pour quatr’ pair’s de sabiots par an avec la croûte et pis l’log’ment, Gaston fit embauch’ de la Julie qui était ma foi fort jolie.
La demoiselle n'eut pas à se plaindre de ce maître. Il était respectueux, ne songeant nullement à profiter de sa position pour lui imposer des heures supplémentaires à la lumière d'une chandelle. Gaston rentrait fourbu de ses quelques arpents, plantés sur un terrain en pente. Certes bien exposée, sa vigne lui demandait tant d'efforts qu'il n'avait pas l'esprit à la bagatelle après avoir mangé la soupe.
Parfois, quand le labeur était trop rude, Gaston demandait à Julie de l'accompagner. Ce jour-là un tâcheron avait fait défaut, Julie avait été embauchée à sa place. C'est alors que tous deux hochaient dans la parcelle contre le champ de naviots qu'un joli désordre gagna l'esprit de ceux qui allaient devenir mes parents. Il faisait grande chaleur, le temps était à l'orage, les hirondelles rasaient les grappes qui s'annonçaient prometteuses. Il fallait égrapiller alors que surgit un lugubre cortège.
Ils virent passer des tas d'gens qui braillaient comm' des vieaux, suivant le corbillard pour un p'tit mioche que l'on emmenait pour l'entarrer dans l'champ d'naviots. Tous deux se signèrent et devant la peine de tous ces gens, se dirent qu'il n'était pas convenable de travailler durant sa mise en terre. Gaston suggéra à Julie de rentrer dans la loge vigneronne pour profiter d'un peu d'ombre tout en lichant queuqu’s coups d’vin vieux tout en évitant de déranger ces pauvr's gens.
Il y eut entre eux comme une gêne, un silence d'autant plus pesant qu'ils percevaient la clochette de l'enfant de cœur et les prières de monsieur le curé. C'est le vin qui fit son œuvre, repoussa la tension qui n'était pas due qu'à l'enterrement voisin. Gaston eut à son corps défendant un geste prévenant empreint d'une infinie délicatesse, Julie s'en rendit compte. La demoiselle en fut chamboulée, ce grand nigaud avait donc des égards pour elle !
Ils attendirent cependant que tous les endeuillés s'en retournent à leurs occupations pour se joindre délicatement les doigts. Un regard brûlant, une œillade gracieuse, un bécot malhabile, une caresse incertaine, un mot décalé, une réponse évasive, de petits pas en petits gestes, de maladresses en abandon, ce qui devait arriva, se fit dans le plus grand inconfort de la loge.
Puis, sans plus s'étendre sur ce qui venait de se révéler à eux, ils remirent de l'ordre à leurs frusques, Julie redonnant un peu de lisse à son jupon tandis que Gaston rentrait sa liquette dans son pantalon. Ils reprirent leur ouvrage sans jamais plus se frôler ni se regarder. Chacun son rang de vigne et les grappes attendront leur heure pour être pressées.
Au soir pourtant, pour la première fois depuis qu'elle était entrée au service de Gaston, Julie partagea sa table pour le repas. Elle qui mangeait debout derrière le maître d'hier, avait trouvé place à la droite de celui qui allait devenir son époux. Car tel était tacitement ce qui avait été noué entre eux sans qu'il fût besoin d'en exprimer les principes.
De ce jour, Julie partagea la chambre de son Gaston ayant ainsi un nouvel et fort agréable ouvrage à réaliser. Elle n'en fut nullement chafouine, le vigneron avait des usages et des manières qui firent qu'entre eux un parfait accord naquit.
La vigne cette année-là donna à foison un vin qui fut aussi bien charpenté que le rejeton qui naquit de cette escapade dans la loge. C'est, je pense que vous l'avez compris, votre serviteur qui fut la preuve de ce qu'on ne peut qualifier de moment d'égarement. Je suis bien davantage la part de ce pauvre ange que le fruit du péché. Julie et Gaston s'aimèrent ainsi jusqu'au couchant de leurs existences. Il se suivirent du reste que de quelques jours pour se rendre à leur tour dans l'champ de naviots.
Quant à moi, je ne sais pourquoi au juste, j'avais pris l'habitude de fleurir la tombe de ce gamin à qui sans doute je devais la vie. Dans le grand cycle de la nature, la ronde des existences, il fallait qu'il quitte la scène pour qu'à mon tour, je devienne acteur de cette tragédie dont les desseins nous échapperont toujours. Je m'fais vieux à mon tour, mon heure ne va pas tarder à sonner. La Loge demeure au milieu de la vigne, j'y ai moi aussi connu de doux émois, de coquines rencontres, de belles vendangeuses que j'avons pas su ou pas voulu garder auprès de moi. C'était y'a ben longtemps, j'finis ma vie vieux gars sans le moindre héritier à qui narrer tout ça.
L'âge m'a tordu les reins, dévissé l'cagoué pis l'échine. Maintenant que je n'suis qu'une vieill' machine, j'appelle la mort puisqu'je n'la crains. Anhui je songe à not'passé tandis que tout dans c'mond' me dev'int étranger, je soliloque pour ceux qui sont couchés à contre ma vigne. J'espère qu'ils entendent mes jérémiades. Après tout faut pas tant que j'blague, ça m'arriv'ra itou tout ça. La vie c'est eun âbr’ qu'on élague, bentôt ch' s'rai la branche qu'la mort coup'ra. J pass'rai un bieau souèr' calme et digne, tandis qu'chant'ront les p'tits moignieaux. Et quand qu'on m'trouv'ra dans ma vigne, on m'emport'ra dans l'champ d'naviots.
Gastonnement sien.
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