Les Corons : un superbe hommage de Pierre Bachelet aux « gueules noires »
Le 3e album de Pierre Bachelet, est sorti en juin 1982, il y a tout juste 40 ans. Contre l’avis des producteurs de sa maison de disques, Polydor, le chanteur avait décidé d’y inclure une chanson écrite en hommage aux mineurs des houillères du Nord et du Pas-de-Calais : Les Corons...
Pierre Bachelet naît à Paris en mai 1944. Après un début de carrière professionnelle dans la réalisation de documentaires et de films publicitaires – il est diplômé de l’ENS Louis-lumière –, il change de voie et compose des musiques de films, la plus célèbre étant, en 1974, celle d’un opus érotique qui connaît un succès planétaire : Emmanuelle de Just Jaeckin. D’autres musiques de films suivent jusqu’au moment où l’artiste décide de se lancer dans la chanson. Une reconversion réussie : en 1980, Pierre Bachelet obtient un vif succès avec un album, Elle est d’ailleurs, qui marque les débuts de sa collaboration avec le parolier Jean-Pierre Lang.
En 1982, Pierre Bachelet éprouve le besoin de composer une chanson qui rende hommage à ce nord où il a vécu quelques années durant son enfance, dans la ville natale de son père : Calais. Bien que peu enraciné dans la Flandre et l’Artois, le chanteur tient à ce projet qu’il mûrit patiemment. Réflexion faite, il décide d’en centrer le texte sur ce qui symbolise le mieux cette attachante région, tant à ses yeux qu’à ceux du public : la vie des mineurs de fond. Son ami Jean-Pierre Lang est lui-même un Parisien d’origine corse, sans la moindre racine nordiste. Cela n’empêche pas les deux hommes d’écrire et de composer de bien belle manière Les Corons.
Pierre Bachelet tient absolument à incorporer cette chanson dans l’album qui doit sortir en ce mois de juin 1982. Les producteurs de Polydor y sont opposés : le texte est jugé « trop triste », et de surcroît « inadapté » à un lancement en début d’été, au moment où les populations ont déjà la tête aux vacances et sont demandeuses de titres propices à la fête et à la détente. Un avis partagé par son ami Patrick Sébastien qui confiait il y a 10 ans : « Je n’y croyais pas un instant, à cette chanson. » Pierre Bachelet tient bon, et sa ténacité lui donne raison : non seulement la chanson se hisse au sommet du hit-parade où elle reste durant près de deux mois, mais très vite elle acquiert un statut d’hymne officieux du bassin minier.
Il suffit, pour prendre pleinement la mesure du lien très fort qui s’est créé entre les habitants de la région et cette chanson, de se rendre un soir de match au stade Bollaert-Delelis à Lens. Depuis le 19 février 2005 – 4 jours après le décès de Pierre Bachelet, emporté par un cancer des poumons –, le 2e couplet des Corons est diffusé par les haut-parleurs du stade à la mi-temps de chaque match du Racing Club de Lens. Le refrain, repris par l’ensemble du public (lien) est impressionnant, et quiconque a vécu ce moment, dont on dit fréquemment qu’« il prend aux tripes », en garde un souvenir ému longtemps après avoir oublié les péripéties du match.
De quoi parle Les Corons ? Des souvenirs d’un enfant qui est né dans le bassin minier et a vécu dans ces rues rectilignes où, serrées les unes contre les autres, sont alignées les petites maisons en briques où vivent les familles de mineurs. Les Corons parlent du charbon et des « gueules noires » qui descendent l’extraire dans les galeries au fond des fosses. La chanson parle aussi de la silicose qui attaque leurs poumons, et des coups de grisou qui, parfois, endeuillent leurs proches. Mais surtout Les Corons évoquent une « enfance heureuse dans la buée des lessiveuses ». Avec pour paysage « les terrils à défaut de montagnes ».
Le succès de cette chanson est d’autant plus étonnant que, durant de longues années, les anciens mineurs ont voulu oublier, non pas leurs dures conditions de travail, trop souvent ponctuées d’accidents tragiques, pas plus que les mouchoirs, noirs du poussier qui tapissait leurs bronches, mais les terribles désillusions qu’ils ont connues lorsque les puits ont fermé les uns après les autres en plongeant la région dans l’amertume et la désolation. Ce sont les enfants et les petits-enfants des « gueules noires », très fiers du vécu de leurs aînés et de leur dignité, qui se sont résolument approprié cette chanson pour en faire un hymne à la gloire de leurs aïeux.
Les dernières houillères du bassin nordiste ont fermé il y a plus de 30 ans. Et pourtant, tous les Ch’tis, jeunes et anciens, se reconnaissent dans Les Corons, un chant devenu un marqueur de leur identité. Dany Boon, le natif d’Armentières, ne s’y est pas trompé : il a incorporé dans son film Bienvenue chez les Ch’tis une scène de match à Lens où l’on voit Kad Merad, alias Philippe Abrams, l’homme monté du sud pour des raisons professionnelles, découvrir à côté de Dany Boon, alias Antoine Bailleul, la formidable ambiance de Bollaert (lien) un soir de match. Les Corons : difficile d’y être insensible, même si l’on a vu le jour et si l’on a grandi à des centaines de kilomètres de là !
Lien : Les Corons par Pierre Bachelet en montage photo
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