Refonder l’opposition ?
J’ai suggéré dans un article précédent que le PS a échoué en 2007 pour n’avoir pas purgé les échecs de 2002 et 2005, clarifé sa doctrine, ni eu de message clair aux électeurs. Mais quel aurait pu ou dû être ce message ? J’ai parlé « d’antilibéralisme » et ai été assailli de critiques sémantiques. Le présent article a pour but, au-delà de la terminologie, inefficiente dans la novlangue politique, d’énumérer les valeurs que le PS aurait pu défendre, que l’UMP détruit, et qui peuvent servir à refonder une opposition.
Ces « valeurs antilibérales » s’inscrivent dans un cadre « libéral » et « capitaliste ». Le communisme est bien mort depuis vingt ans et rien ne le ressuscitera. Ce n’est pas pour autant la « fin de l’histoire », car il existe autant de formes de capitalisme que de fromages. Et la fin du communisme met plus en évidence leurs perversions singulières.
Nous partageons tous globalement les mêmes valeurs : liberté, égalité, solidarité, besoin de sécurité, de reconnaissance, d’accomplissement, d’initiative... Une orientation politique est le choix de mettre en avant les valeurs qui semblent les plus urgentes dans le contexte. Cela impose de porter un diagnostic sur son époque. Je commencerai par proposer des « valeurs urgentes », puis expliciterai le diagnostic qui les sous-tend, et enfin la manière dont elles pourraient être mises en oeuvre.
Première partie : des valeurs refondatrices
Les points qui me semblent urgents sont les suivants :
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la séparation des pouvoirs, y compris le pouvoir d’informer,
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l’impartialité économique de l’Etat,
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l’intangibilité des biens collectifs,
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l’interdiction des monopoles et oligopoles,
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la régulation efficiente et équilibrée des revenus du capital et du travail.
Ce choix subjectif découle d’un diagnostic.
Deuxième partie : qu’est-ce que « l’ultralibéralisme » ?
L’« ultralibéralisme » se présente extérieurement comme un conte de fées.
« Imaginez un monde sans douanes, où le commerce serait libre sur toute la planète. La multiplication des échanges entraînerait celle de la production, un enrichissement et une démocratisation généraux, la diffusion optimale du progrès technique. Bien sûr, des emplois disparaîtraient un peu partout, mais chaque nation se spécialiserait dans quelque domaine, et recréerait plus d’emplois qu’elle n’en a perdu, à condition de ne pas y faire obstacle, et de comprendre qu’elle est en concurrence avec toutes les autres, ce qui l’amènera à donner le meilleur d’elle-même. »
Ce tableau doit rassurer tout le monde, puisqu’il est l’objet d’un consensus dans tous les pays civilisés de tous les sachants et de tous les gens raisonnables, de tous les partis modérés, et de toutes les institutions. Il sous-tend les publications et programmes de l’OCDE, du FMI, de la BM et de l’UE.
Naturellement, il s’agit d’un mensonge, dont les effets pervers sont d’une rare violence sociale, ce qui fait que, curieusement, aujourd’hui les vrais extrémistes s’appellent eux-mêmes « modérés », « centristes », « progressistes »,... En pratique, ce « consensus » consiste en un retour au capitalisme déséquilibré d’il y a deux cents ans. Les perversions principales en sont les suivantes :
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création d’oligopoles et monopoles internationaux,
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destruction du rôle régulateur des Etats,
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corruption des élus,
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impôts assis surtout sur les revenus du travail et évasion fiscale généralisée des revenus du capital,
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création permanente de domaines marchands au détriment des biens collectifs.
Comprenons bien ce que l’on appelle maintenant la « compétitivité » d’une nation. Les investissements iront dans un pays à condition qu’ils n’y soient pas trop taxés et que la main-d’oeuvre n’y soit pas trop chère. C’est-à-dire qu’ils iront là où les revenus du capital sont les mieux avantagés par rapport à ceux du travail.
Il n’y a pas de compétition des capitaux entre eux : ce sont les mêmes dans tous les pays, et ils sont en majorité domiciliés offshore. Pourquoi les nations « civilisées » acceptent-elles l’existence de paradis fiscaux comme les Bermudes ou Cayman ? La majorité du capital flottant des grandes entreprises françaises est non-résident. La « compétition » des nations est en fait une mise en concurrence des seuls salaires contournant l’ensemble des législations nationales au profit des revenus du capital.
Tout ceci est-il vraiment un problème ? N’est-ce pas un facteur d’enrichissement général, comme annoncé par la doxa ? Le bon sens dit déjà qu’un système qui n’a pas de mécanismes d’équilibrage est dangereux. Aucun argument factuel ne vient par ailleurs confirmer le « consensus ». Certaines richesses augmentent, mais avec elles les disparités et la pauvreté, et certaines richesses disparaissent, comme tout simplement les arbres. Enfin, deux exemples doivent nous interpeller sur les dangers potentiels du consensus. Le cas de l’Argentine montre les dangers d’une classe dirigeante dont les intérêts ne sont pas ceux de la nation. La guerre d’Irak montre les dangers d’un Etat trop soumis à des enjeux industriels contrôlant les moyens d’information. En pratique, le conte de fées vire souvent au cauchemar. Historiquement, le seul régulateur d’un capitalisme totalement incontrôlé a été la guerre.
Troisième partie : l’ultralibéralisme en France
Le « consensus », assez opposé à la culture française, a été mis en oeuvre à travers l’UE, avec un travail patient et progressif du PS puis du RPR/UMP. Les douanes intérieures ont été supprimées, sans que des douanes extérieures ne se créent, au contraire : la participation au GATT puis à l’OMC a contribué à les détruire. Aucune mesure n’a été prise pour contrôler l’évasion fiscale et les flux de capitaux, ni assurer un revenu du travail, ou un minimum de fiscalité commune. L’absence de procédures de contrôle et de déontologie propres à l’UE a encouragé la corruption.
Dans le même temps où le PS tenait un discours de « gauche », il votait à Bruxelles toutes les dérégulations. M Chirac a fait semblant de s’étonner de la première directive Bolkenstein votée par M Barnier. La démarche générale a ainsi consisté à dire « c’est la faute à Bruxelles » quand il s’agissait de mesures que l’on n’osait pas avouer avoir soutenues.
L’« ultralibéralisme » ne consiste pas à libéraliser, mais à encourager la formation de monopoles ou oligopoles privés. Le PS n’a pas remis plus que l’UMP en cause les oligopoles de l’eau, du téléphone, du BTP, et les dérégulations en cours visent à encourager leur formation, par exemple dans un domaine aussi critique que celui de l’énergie.
Quelques exemples classiques pour montrer le double langage des partis « modérés ». MM Thiollière et Collomb, sénateurs UMP et PS, ont signé, en tant que maires respectivement de Saint-Etienne et Lyon, des accords de partenariat priviligié avec Microsoft, alors qu’en tant que membres de la commission des affaires culturelles du Sénat, ils aménageaient des lois au bénéfice potentiel de la même société, reine de l’évasion fiscale payant ses impôts européens en Irlande. Et, pour ne pas faire de jaloux, Mme Fourtou, député UDF au Parlement européen, initiatrice de directives comme « IP enforcement » et fervent soutien de la brevetabilité des logiciels, animatrice du groupe de travail du CNAC sur la législation de la propriété intellectuelle, se trouve être à la ville l’épouse du président de Vivendi.
Un pas important vient pourtant d’être encore franchi avec l’élection de M Sarkozy, qui n’hésite pas à afficher sa proximité avec les propriétaires d’un certain nombre d’oligopoles et monopoles : M Bouygues (BTP), M Lagardère (médias), M Dassault (armement), et des candidats à la création de nouveaux, comme MM Desmarais et Frère dans le domaine de l’énergie. Je ne conteste pas ici pour autant la sincérité des électeurs qui ont voté UMP, mais je ne vois pas qu’ils aient des chances raisonnables d’être moins déçus que les électeurs de MM Mitterrand, Chirac et Bush, qui ont fait, une fois élus, le contraire de ce qu’ils avaient promis en tant que candidats.
Derrière les discours portant, selon les bords, sur la solidarité ou l’initiative, on voit se renforcer depuis vingt ans le verrouillage de pans entiers de l’économie. Il n’y a pas en France de grand parti libéral.
Quatrième partie : les objectifs de l’opposition
Pour remettre un peu d’équilibre dans tout cela, nous disposons de suffisamment de lois, qu’il suffirait d’appliquer. Nous ne le faisons pas pour deux raisons. La première est qu’il est facile de contourner via l’UE les parlements nationaux. La seconde est que la justice et les médias ne font pas leur travail. Notre priorité doit être de redéfinir nos rapports avec l’UE, et de rendre une certaine indépendance à la justice et aux médias. Plus précisément, nous devons viser à ce que :
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les médias, qui sont une activité très capitalistique, ne donnent pourtant pas que le point de vue des détenteurs de capitaux ;
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le pouvoir exécutif ne puisse empêcher le déroulement d’enquêtes judiciaires portant sur son propre fonctionnement ou sur l’évasion fiscale et les ententes commerciales ;
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nos relations avec l’UE prennent en compte la nécessité de grands équilibres sociaux.
Ce dernier point est bien sûr le plus critique, dans la mesure où l’UE n’est pas un système politique, et où notre possibilité d’action y est réduite et peu transparente.
Cinquième partie : un « programme d’action »
Les objectifs ci-dessus, simples à exprimer, sont ardus à mettre en oeuvre.
En ce qui concerne les médias, l’évolution technologique pourrait offrir une opportunité de remettre à plat le système, de manière à garantir une certaine pluralité. Une solution pourrait être de supprimer la notion de « chaîne de télévision », si elle ne devient d’ailleurs pas caduque d’elle-même. Il est possible de séparer entièrement les métiers de diffuseurs et producteurs de contenus, et de garantir la diffusion de tout contenu. Ce serait mieux que rien.
Pour la justice, on ne peut pas échapper à une réforme constitutionnelle majeure. Elle n’a jamais, dans l’histoire séculaire de notre pays, été indépendante de l’exécutif. Pour qu’elle le soit, il lui faut une légitimité qui ne peut être obtenue en démocratie que de manière électorale.
Accessoirement et pour éviter une profusion de lois de circonstances, l’indépendance du législatif pourrait aussi être utile, qui n’est aujourd’hui que faciale. Les projets de loi d’initiative populaire et l’usage plus fréquent de référendums seraient une bonne chose, mais le point clé serait de rendre à l’Assemblée la maîtrise de son ordre du jour, et il faudrait aussi imposer un délai minimal d’élaboration des lois pour rendre au débat sa sérénité.
Enfin, en ce qui concerne les rapports avec l’UE, je souhaite ardemment qu’un gouvernement pénétré d’honnetêté puisse la réorienter dans un sens acceptable. Mais ce ne sera certes pas facile avec 28 pays ou plus. Il me semble donc qu’il faudra dénoncer un grand nombre de traités et reprendre notre autonomie sur beaucoup de sujets. Ceci concerne en particulier la circulation des marchandises et des capitaux et sans doute le traité de Maastricht.
Conclusion
J’espère avoir ci-dessus clarifié mon opinion, et surtout expliqué comment je me sentais à la fois libéral et antilibéral. Mais tout ceci pourrait se résumer à dire que, quel que soit notre système politique, il n’est viable qu’avec une pratique de vertu et d’honnêteté. Je ne surestime pas les chances d’un tel point de vue de se répandre. Il faut pour cela un soutien d’institutions et de médias, où Bouygues, Lagardère, Bolloré et d’autres ont verrouillé les choses. Si je suis encore là dans dix ans, j’actualiserai cet article.
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