Le V-44, la prochaine danseuse du Pentagone
Décidément, dans l’armée américaine, on recommence les mêmes erreurs chaque jour. La guerre en Irak, une véritable guérilla, est pilonnée à grands coups de bombardement massifs, type Vietnam période Johnson, comme si l’étude des événements historiques n’avait rien donné. Les tapis de bombes n’avaient pas apporté la victoire, mais bel et bien la défaite. Une vraie gabegie : on répond à une guérilla de mouvement par une profusion de matériels. Encore faut-il en disposer, de ces matériels coûteux. Or, c’est le cas et de façon flagrante. Il faut dire que l’armée américaine est abonnée aux dépenses somptuaires et à l’argent des contribuables jeté par les fenêtres. Le patriotisme indéniable des Américains leur fait fermer les yeux sur leurs équipements militaires ruineux. Le dernier joujou de l’armée américaine, amené à grand renfort de publicité sur le front irakien, est le V-22 Osprey.
S’il fallait définir quel est l’engin qui a coûté le plus en temps et en investissement à une armée, c’est bien celui-là. Des dizaines d’années de développement, plusieurs crashs, une technicité incroyable (on a vraiment fait dans le complexe avec cette aile pivotante !) un programme revu et corrigé de fond en comble plusieurs fois, l’apport d’une électronique nouvelle pour pallier en dernier recours ces sautes d’humeurs intempestives, l’Osprey en a fait voir des vertes et des pas mûres à tout le monde. Au point que le responsable des armées, Donald Rumsfeld en personne, lassé des dépenses faramineuses, a décidé lui-même d’enterrer le projet. Sans y parvenir, au contraire du Comanche, autre gabegie qui elle n’est pas arrivée à son terme, tuée par ce même Donald Rumsfeld. Le maintien du programme de l’Osprey démontre avec brio à quel point le lobby de l’armée est puissant aux Etats-Unis, au point d’être le véritable décisionnaire et de mettre en échec le ministre de la Défense lui-même. Cette année, l’Amérique consacrera 600 millions de dollars de budget à sa défense. Soit 4 % d’un budget faramineux de 3 mille milliards de dollars, le premier de son histoire. Le premier millier de milliards avait pris 200 ans à faire, c’est sous l’ère Reagan qu’il avait été atteint. Le second date de 2002, le troisième à peine six ans après : l’Amérique est confrontée à une fuite en avant budgétaire grave, qui compromet les chances de son économie à très long terme. Les seuls à tirer les marrons du feu étant... les militaires et non pas les citoyens américains.
Retour sur ces deux machines à fric (et même trois !), dont une seule a survécu seulement, avant d’étudier la prochaine en détail, qui s’annonce du même acabit. Le tonneau des Danaïdes du Pentagone n’a décidément pas de fond...
Le programme Comanche a été définitivement arrêté le 23 février 2004, décision prise par le général Peter Schoomaker, sur ordre de Donald Rumsfeld, lassé des dérives budgétaires du programme de cet hélicoptère léger. Le contrat de 14,6 milliards de dollars pour l’achat de 121 modèles est alors rompu. Il aurait dévoré à lui tout seul, selon Schoomaker, 40 % du budget de l’aviation de l’Army jusque 2011 ! L’engin a coûté jusque-là rien qu’en développement 39 milliards de dollars. Remarquez, c’est en dessous du bénéfice annuel d’Exxon en 2008... En 2000, pourtant, la cavalerie (car c’est elle qui pilote les hélicos maintenant) prévoyait encore d’en acheter 1 213 exemplaires, pour 34 milliards au total. L’engin avait déjà coûté en développement l’équivalent de 1 300 machines de production, c’est-à-dire l’étendue du gouffre financier qui l’attendait si les commandes étaient revues à la baisse, ce qu’elles furent à peine deux ans après. En 2002, leur nombre passe à 650 à 32 millions de dollars l’unité, alors que l’appareil avait été évalué à 11,5 pièce en 1985 : en quinze ans, son retard de développement avait multiplié son prix par trois.
Le projet datait en effet d’études menées en 1983 sur un hélicoptère léger de surveillance de site de combat, armé et équipé d’une technologie d’invisibilité (stealth). Les deux premiers prototypes datent de 1991 et demeurent seulement deux jusque 1999, où 13 appareils de pré-production sont commandés, pour être livrables en 2006, ce qu’ils ne seront effectivement jamais. Ces deux seuls exemplaires construits ont depuis rejoint au musée leurs collègues dispendieux de la guerre du Vietnam, cette brute qu’était le Cheyenne, le vrai précurseur de l’Apache actuel. Et deux autres bizarreries dont nous reparlerons ici plus tard, le Boeing-Vertol 347, un Chinook ailé (?) et l’incroyable XCH-62. C’est surtout le second qui présente aujourd’hui un nouvel intérêt, nous y reviendrons ici un peu plus tard.
Qu’est-ce qui a pu fabriquer un tel fiasco ? Pourquoi ne s’en est-on pas rendu compte plus tôt au Pentagone ? Les raisons techniques de l’abandon sont très nombreuses : un concurrent plus lourd et plus ancien, l’Apache, qui reste efficace (enfin tant qu’il n’y a pas de forte adversité devant), des Kiowas légers d’observations jugés encore suffisants, une électronique qui n’a cessé de poser problème avec les antennes noyées (en raison de la furtivité souhaitée) et un choix de matériaux nouveaux (résines) mal maîtrisés qui a fait décoller en flèche le coût de construction. Sans oublier la concurrence terrible des drones, qui en définitive lui a été fatale : l’"hélicoptère de renseignement armé" a un coût d’exploitation à deux pilotes exorbitant face à un drone automatisé et bien plus simple techniquement. Mais la raison est plus simple encore : le programme a été maintenu à bout de bras pour des considérations électoralistes. En 1992, Bush père avait ainsi joué sur le fait de sauver 7 000 emplois en vendant 72 F-15 à l’Arabie saoudite (à Saint-Louis), 3 000 à Fort Worth en vendant des armes à Taiwan... ou en annonçant deux semaines avant l’élection la poursuite des programmes Osprey et Comanche ! Clinton fera de même avec l’Osprey encore, les sous-marins Seawolfs, et la poursuite du programme de char M1-A1.
Dans la foulée du Comanche, Rumsfeld en a profité pour tuer le projet de canon autoporté Crusader... qui en était déjà à 2 milliards de dollars de dépenses inutiles (sur les 11 envisagés !)... Un projet où l’on a découvert tardivement que son initiateur était Frank Carlucci, un ancien secrétaire de la Défense, à la tête de Carlyle, qui contrôlait United Defense Industries, le constructeur attitré du Crusader. Bush avait retenu 475 millions de dollars dans son budget 2003 rien que pour ce canon à chenilles. L’administrateur civil du secrétariat de l’Army, Thomas White, avait été nettement critiqué pour ce choix "crucial" selon lui du Crusader : or l’homme avait auparavant travaillé chez Enron, avait fait le lobbyste auprès de Wolfowitz pour "placer" le Crusader... et avait pour cela utilisé des jets de l’armée à titre personnel... Comme le dit si justement Patrick Martin, le projet crusader est le résultat "d’une oligarchie militaire qui est devenue folle." Personne n’avait vérifié si ces 80 tonnes de déplacement auraient été supportées par les terrains afghans ! Le Crusader n’était autre qu’une amélioration du système Paladin, pas une innovation véritable, comme un peu le Comanche, qui n’avait que la furtivité en plus. Une furtivité toute relative, des études ayant démontrées que ces tuyères masquées libéraient encore trop de chaleur à l’extérieur. Mais Comanche et Crusader ne sont rien question argent jeté par les écoutilles ou les cockpits par d’autres projets pharaoniques. Le pompon de ces dépenses est largement détenu par l’Osprey.
Le V-22, un appareil lui aussi en composite de résine renforcée au graphite, a lui souffert toute sa gestation de l’ambition démesurée qu’il était censé représenter. Les Marines auraient pu se contenter d’un appareil à aile fixe comme celle du petit démonstrateur XV-15, mais leur aurait fallu revoir tous leurs hangars de porte-hélicoptères. Cet appareil était déjà complexe, avec ces moteurs au bout des fuseaux d’ailes dotés d’une interconnexion afin d’assurer le vol sur un seul moteur : un arbre rotatif relie les deux, chose déjà complexe à réaliser si on veut éviter les phénomènes vibratoires. C’était compter sans la demande supplémentaire des Marines qui ont souhaité sur l’Osprey avoir une aile pivotante... et des hélices repliables, afin de se caser sur les ascenseurs standards de ses porte-hélicoptères, qui montent les plus grosses pièces tel que le Sea Stallion à trois moteurs. L’engin, mécaniquement, est donc déjà fort complexe, affreusement complexe, à en voir les schémas. Toute sa conception engendre d’obligatoires vibrations, et des fuites de fluides aux interconnexions pivotantes, qui sont la plaie des voilures tournantes. Et qui dit complexité dit coût. Chacun revient aujourd’hui à 70 millions de dollars (48 millions d’euros). Avec ça, Peugeot fabrique une chaîne complète de 307 en Argentine, pour en produire 16 000/an.
Ses qualités de vol ont longtemps était sujettes à caution. L’appareil disposant d’une aile conséquente avec des moteurs disposés à chaque bout est extrêmement sensible à l’effet de retournement dans l’axe en cas de surpuissance subite d’un des moteurs. Son PIO (pilot-induced oscillation) est élevé, le pilote ayant le défaut d’augmenter cette faculté à basculer d’un moteur à l’autre. Un ordinateur supplémentaire a dû être installé à la hâte pour contrecarrer les réactions intempestives du pilote, affichant sur de plus grands écrans couleur (152 x 152 mm). Au sol, cela se conclut par un bris de pale, qui sont énormes (11,58 m chacune !!), voire un retournement complet... et un crash spectaculaire. En vol, l’appareil souffre de ce qu’il n’est pas un hélicoptère : en cas de panne, il ne faut pas compter sur de l’autorotation pour s’en sortir : sa descente est bien trop élevée car les deux hélices n’arrivent pas à créer un effet de sustentation que donne une seule grande hélice. Les deux moteurs qui s’arrêtent... et c’est la mort assurée pour les pilotes et les soldats à bord. Enfin l’engin vole horizontalement sans problèmes, à condition de ne pas tomber dans des tourbillons générés par un appareil qui le précède. Il est hypersensible aux vortex. Résultat, on a beau l’avoir muni d’une énorme perche télescopique pour remplir ses réservoirs à l’arrière d’un C-130 (ou plutôt à l’un de ses bidons d’aile !), le ravitaillement demeure plus périlleux que sur une autre machine équivalente, genre hélicoptère lourd. L’Osprey ne peut s’approcher trop du ravitailleur. Pour pallier toutes ses contraintes, il fallut se résoudre à changer tout le cerveau électronique de l’engin qui n’effectuait pas assez vite les calculs de correction d’assiette en vol. L’appareil est devenu en 25 ans de développement "la honte volante", "the fying shame" comme l’a affublé le Magazine Time en septembre 2006. Comment a-t-il pu finir par arriver en production après autant d’années de déboires ??? Une seule explication possible, la puissance du lobby militaire qui l’a maintenu à bout de bras, persuadé d’avoir enfin l’oiseau rare.
Le V-22 provient en fait de l’échec catastrophique de l’opération destinée à sauver les otages retenus par l’Iran, lors de l’opération Desert One sous Jimmy Carter, où des hélicoptères lourds RH-53s avaient renoncé, moteurs cassés ou les filtres pleins de sable, le quatrième heurtant au sol son C-130 de soutien, tuant huit personnes. Les Marines, à partir de ce jour noir de 1980, ont tout fait pour avoir un appareil plus performant. Un an après, Ronald Reagan, arrivé au pouvoir lançait le programme le plus coûteux de tous les temps celui du V-22. Prévu à 40 millions de dollars pièce, il devait pouvoir se vendre à 1 000 exemplaires en lieu et place des hélicoptères tel que Sea Knight CH-46 et les plus gros CH-53. Ce sont deux entreprises, l’une du Texas (Bell Helicopter) et l’autre de Pennsylvanie (Boeing) qui ont remporté l’appel d’offres, en se fournissant dans quarante Etats américains différents : l’appareil, un vrai puzzle, est soumis aux augmentations régulières du prix des transports de pièces. En 1993, le programme a déjà dévoré 13 milliards de dollars en treize ans de recherche, et déjà connu deux crashs, mais c’est surtout celui de l’an 2 000 qui tue vingt-trois marines lors d’un test en charge réelle et de nuit qui a failli le mettre au rencart définitivement. Il restera effectivement dix-huit mois interdit de vol. En 1989, déjà le père de Bush l’avait supprimé des budgets futurs, sur recommandation de Dick Cheney : le Sénat lui avait donné tort, pressé par le lobby de l’armée qui fait remarquer que l’élection approchait et que les ouvriers déçus votaient rarement pour ceux qui les ont privés d’emploi.
Les pilotes, eux, découvrent qu’il a bien des qualités, mais qu’il cumule les défauts des deux engins qu’il est censé remplacer : c’est un avion qui ne peut pas et ne sait pas planer, et qui ne peut se poser verticalement qu’au moteur. Au-dessous de 1 600 pieds (490 m), c’est simple il ne faut pas espérer survivre à un arrêt des moteurs, il n’y a pas de siège éjectable bien entendu pour les deux pilotes et, encore moins, pour les passagers. Constatant qu’il était dépourvu de mitrailleuse à l’avant, les Marines ont fait ajouter en 2 000 une mitrailleuse à 3 tubes de calibre 50 qui a augmenté le coût global de 50 millions de dollars. Mais les 450 kg de poids ajoutés ont été jugés trop élevés. Exit la mitrailleuse type Apache, bonjour la peinture au prix de l’or en barres : pour masquer la résine de la coque, on a développé une toute nouvelle peinture spéciale destinée à augmenter la furtivité, un produit testé sur le F-22 Raptor : il s’avère assez efficace, mais coûte la bagatelle de 7 000 dollars le gallon (3,7 litres) ! A ce prix-là l’engin peut bien devenir légèrement plus... brillant... !!! Tout, dans cet appareil est dispendieux. Aux toutes dernières nouvelles, les Anglais de BAE ont trouvé une nouvelle parade pour armer l’Osprey, toujours non armé d’origine : en glissant dans la soute du treuil, sous l’hélicoptère, un canon retractable sous tourelle orientable télécommandée, le Remote Guardian System. Tarif : 82 millions de dollars de supplément ! Et hop, un supplément de plus, c’est le contribuable qui régale !!!
Et ce n’est pas fini ! Voilà qu’aujourd’hui l’armée américaine, sûre de son budget gigantesque et d’un Osprey enfin en opération en Irak, se prend à nouveau à rêver. L’Osprey a été un gouffre, elle s’apprête à plonger dans un deuxième trou abyssal. Vous avez remarqué que le nom de l’Osprey, pour les militaires, c’est le V-22. Voilà que le Pentagone songe, paraît-il, à un V-44. Vous comprenez vite la filiation évidente : oui, les militaires américains sont prêts à recommencer dans le somptuaire et dans la difficulté, l’expérience passée ne leur a pas suffi, bis repetitae : le V-44 ce sont deux V-22 accolés par le fuselage, qui devient nettement agrandi, à ressembler à la soute d’un C-130 Hercules, devenu en cinquante ans la norme de référence de calcul des avions de transport. Au moins, cette fois, la voilure sera fixe : l’engin n’est pas destiné aux porte-avions (quoiqu’un C-130 se soit posé et ait déjà décollé d’un porte-avions !). Son ancêtre pourrait être le Curtiss-Wright X-19 ou plutôt le Bell X-22, deux VTOLS qui n’ont jamais connu la production. Le V-44 disposera de 4 moteurs Rolls-Royce Allison AE 1107C de 6 150 cv de puissance et sera capable de soulever 20 000 livres (9 tonnes). Pour l’instant aucun test aérodynamique sur les vortex créés par la première aile sur la seconde n’a été fait. Si bien qu’on sait absolument pas s’il sera construit un jour ou si sa mise au point sera aussi difficile que celle de son prédécesseur. Le pari des 4 moteurs interconnectés et de deux ailes munies de volets paraît insurmontable. Les autorités du Pentagone ont l’air de s’en fiche comme de l’an 40, à nous proposer de belles images du futur transporteur déjà équipé comme un AC-130 Sceptre, à savoir une véritable forteresse volante aux canons rotatifs Vulcan de 20 mm ou l’énorme Bofors L60 de 40 mm. Aux dernières nouvelles, les Américains regarderaient avec envie un autre monstre, bien plus simple. Et bien plus classique : le Mil Mi-26, hélicoptère géant... dont nous reparlerons bientôt ici-même. Car il a des ancêtres... et même chez les Américains !
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