Les pavés de Paris, du 12e siècle à Mai 68
Sans les pavés de ses quartiers historiques, Paris perdrait incontestablement une partie de ce charme si prisé des visiteurs provinciaux et étrangers. C’est au roi Philippe Auguste que l’on doit l’implantation des premiers pavés de la capitale. Et c’est au printemps 1968 – avant que soient érigées au Quartier Latin les barricades étudiantes – que la superficie du pavage de la voirie parisienne a connu son apogée...
En réalité, les premiers pavés de Paris – ou plutôt de Lutèce – sont implantés à l’époque gallo-romaine. Malgré la taille très modeste de la cité, ils sont toutefois beaucoup trop rares pour remplir avec efficacité une fonction d’assainissement des chaussées. Et pour cause : le pavage des voies est laissé à l’initiative des riverains, et très peu sont enclins à dépenser du temps et de l’argent pour améliorer l’état des rues. Au fil des siècles, les pavés gallo-romains disparaissent peu à peu. Et dans une ville en lent mais constant développement, la voirie – essentiellement faite de terre battue, parfois mêlée de gravats – offre au Moyen Âge des chaussées plus ou moins déformées par le passage des animaux de trait et des charriots. Pire : en période de pluie, celles-ci sont transformées en bourbiers d’autant plus malodorants que les riverains, qu’il s’agisse de particuliers ou d’artisans de différents états, y déversent leurs « eaux usées », ici et là mêlées de déchets organiques produits par les bouchers, les mégissiers et autres tanneurs.
C’est, nous dit le moine chroniqueur Rigord, un jour qu’il fut incommodé par l’odeur nauséabonde des boues remuées par les charrois sous les fenêtres du palais royal – celui-ci occupait alors l’emplacement du palais de Justice sur l’actuelle Île de la Cité – que Philippe Auguste prend la décision de faire paver les rues de Paris. La tâche est confiée en 1185 au prévôt des marchands, une fonction créée par le roi quelques années plus tôt. À charge pour ce prévôt de prélever sur la population les fonds nécessaires. On ne trouve nulle part trace dans les archives de la ville du nom du prévôt des marchands qui doit s’atteler à cette tâche. Mais le fait est qu’il s’en acquitte... partiellement. Ne sont en effet pavées à cette époque – avec de grandes dalles de grès de plus d’un m² chacune – que les quatre voies principales qui forment ce que l’on nomme alors « La croisée de Paris » : les rues Saint-Jacques au sud, Saint-Honoré à l’ouest, Saint-Martin au nord et Saint-Antoine à l’est.
Partout ailleurs subsistent des chaussées rudimentaires faites de terre battue, de gravats, d’immondices de toutes sortes, et même d’excréments lorsque les maisons ne disposent pas en sous-sol de fosses dédiées, lesquelles polluent les nappes phréatiques ! Une vraie calamité les jours de pluie ou en période de forte chaleur ! Paver les rues en aménageant un « ruisseau central » destiné à l’écoulement des eaux apparait comme une nécessité aux édiles. En théorie, car en pratique, les progrès sont très lents. À tel point que durant le règne de Louis XIII, 4 siècles et demi plus tard, moins de la moitié des rues de Paris sont pavées. C’est alors qu’un texte du Parlement daté de décembre 1637 puis un arrêt royal d’août 1638 redéfinissent les devoirs respectifs des « bourgeois » (habitants), du prévôt et des échevins (en quelque sorte le Conseil municipal), ainsi que du roi dans le pavage et l’entretien des différents types de rues et de places selon leur importance.
Comme dans bien d’autres domaines concernant l’urbanisation de la capitale, c’est au 19e siècle que sont prises les décisions les plus radicales concernant les revêtements de la voirie. On les doit en premier lieu au préfet Rambuteau dont l’action, constamment dictée par des priorités « hygiénistes », consiste surtout à habiller les chaussées de macadam – un conglomérat de pierres concassées mêlées à du sable – en lieu et place de pavés. On les doit surtout à son successeur Haussmann, l’homme des grands travaux d’urbanisation qui ont marqué l’histoire de la capitale. Confronté à l’accroissement de la circulation hippomobile, il entreprend de moderniser la voirie. L’heure n’étant pas encore à l’emploi généralisé des asphaltes sur les chaussées – cet usage est alors réservé à quelques trottoirs –, c’est le recours massif au pavage qui est choisi par l’emblématique préfet de la Seine.
Sous les pavés, la plage !
Eu égard au coût élevé des pavés de grès – tout droit venus pour la plupart des carrières de Fontainebleau et d’Épernon –, se développe également à cette époque le revêtement en pavés de pin, de sapin ou de mélèze, jointoyés par du bitume. En 1882, la chaussée des Champs-Élysées est elle-même habillée de cette manière. Les pavés de bois présentent plusieurs avantages : ils sont notamment peu bruyants sous les sabots des chevaux et très roulants pour les équipages. Hélas ! ils sont également très glissants par temps de pluie et transforment les chaussées en patinoires par temps de neige en entraînant des collisions parfois dramatiques ; comble de désagrément : ces pavés de bois pourrissent assez rapidement en devenant des « nids à microbes » et en dégageant une odeur nauséabonde. Qu’à cela ne tienne, on continue de les implanter, principalement pour des raisons budgétaires. Les mésaventures de l’année 1910 qui voit les eaux de la grande crue parisienne disloquer les chaussées pour charrier des bois flottants, n’incitent elles-mêmes pas à y renoncer : l’usage des pavés de bois est maintenu jusque dans les années 1930, et cela malgré l’apparition et le développement progressif de la circulation automobile dont les résidus d’huile et de graisses rendent les chaussées encore plus glissantes.
Abandonnés définitivement en 1938, les pavés de bois laissent progressivement la place aux pavés de pierre. Et notamment aux pavés de granit qui, grâce au développement du fret ferroviaire et à la baisse concomitante des coûts du transport, sont acheminés depuis les carrières de granit bretonnes, tout particulièrement à compter des années 1950. Et si l’on continue d’implanter des gros pavés ici et là, ce sont peu à peu les petits pavés, notamment ceux que l’on dit « piqués » (soigneusement équarris par les ouvriers carriers), qui leur sont préférés, moins pour des motifs esthétiques – ils sont disposés en élégants arcs de mosaïque – que pour des raisons de confort automobile.
Tout change en... 1968. On compte alors des centaines d’hectares de surfaces pavées dans la capitale dont une bonne partie dans les rues du Quartier Latin. Or, voilà que surgissent les émeutes étudiantes de Mai 68. Ici et là sont érigées des barricades, en grande partie constituées de pavés descellés des chaussées par les émeutiers. Des pavés qui, non seulement constituent des obstacles aux charges des CRS et des Gendarmes mobiles, mais servent également de projectiles contre les forces de l’ordre « bourgeois » du préfet de police Grimaud. Le calme revenu, les autorités locales, placées sous la houlette du préfet de Paris Doublet, décident prudemment d’abandonner le pavé pour recourir à l’asphaltage des chaussées. Il s’agit certes de prévenir les conséquences d’un retour de la contestation étudiante, mais en réalité le changement était déjà dans l’air du temps. Ce procédé d’habillage est en effet nettement plus confortable pour les véhicules, moins bruyant pour les passants et les riverains, et de surcroît d’un entretien facile.
De nos jours, c’est un enrobé bitumineux coulé à chaud qui revêt la plupart des chaussées de Paris. Pour autant, les pavés n’ont pas tous disparu, loin s’en faut. Ils font même la fierté des Parisiens et de leurs édiles, tout particulièrement dans les lieux de prestige et les quartiers touristiques où ils demeurent omniprésents. Ils y sont même consciencieusement renouvelés – à hauteur de 8 000 tonnes chaque année ! – et entretenus avec beaucoup de soin par les services de la Voirie parisienne.
Puisse cet article, à défaut d’offrir les indéniables qualités gustatives du pavé à la noisette de Quentin Lechat (une pâtisserie originale primée en 2019) n’avoir pas été aussi indigeste qu’un « pavé » littéraire !
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