Quand une prison devient un lieu de culture
Le vendredi 26 avril, l’ancienne prison costarmoricaine de Guingamp, désaffectée depuis des décennies, est officiellement devenue un lieu de culture et de résidence d’artistes. Cet établissement pénitentiaire, pionnier du « modèle pennsylvanien » en Europe, n’en a pas moins gardé d’utiles, et parfois émouvants, témoins de son passé carcéral…
Lorsqu’elle a été construite, entre 1836 et 1841, par l’architecte Louis Lorin, la prison de Guingamp répondait à une volonté d’organisation des établissements pénitentiaires initiée à Philadelphie en 1829 à l’Eastern State Penitentiary par des théoriciens de la gestion carcérale. C’est sous l’influence de ces hommes – majoritairement des quakers – qu’est né le « modèle pennsylvanien », principalement basé sur la séparation des prisonniers : tous devaient disposer d’une cellule individuelle pour réfléchir dans l’isolement aux conséquences de leurs crimes ou délits afin de s’amender en vue de leur futur retour dans la société. En cela, le « modèle pennsylvanien » s’est opposé au « modèle auburnien » qui, au contraire, préconisait la vie en commun des prisonniers.
Ce modèle cellulaire observé à Philadelphie, Alexis de Tocqueville, magistrat de formation, l’avait décrit dès 1833 à son retour d’Amérique dans un rapport – corédigé avec Gustave de Beaumont – intitulé Du système pénitentiaire aux États-Unis et son application en France. Inspiré des enseignements tirés de son voyage d’études sur l’état de la société américaine, Tocqueville y préconisait une approche « humaniste » de l’incarcération au motif que les mauvaises conditions de détention, et notamment la promiscuité, favorisaient la récidive, tant sur le plan de la délinquance que sur celui de la criminalité, sans permettre le nécessaire travail d’introspection préalable à une libération réussie.
Ce sont ces idées qui ont séduit le département des Côtes-du-Nord* et la ville de Guingamp, lesquels ont décidé de mettre en place de manière expérimentale le « modèle pennsylvanien » dans la ville costarmoricaine où l’on projetait de construire une nouvelle prison. Un établissement en l’occurrence principalement réservé à des détenus – hommes et femmes – condamnés à des peines dépassant rarement une année d’incarcération. Guingamp étant autrefois une ville de garnison, outre les délinquants habituels, beaucoup de prostituées ont été détenues dans cette prison pionnière. L’application du « modèle pennsylvanien » n’a toutefois pas duré : 10 ans après l’ouverture de l’établissement, l’ancien régime pénitentiaire était rétabli. À noter, sur un plan anecdotique, que durant longtemps l’urine des détenu(e)s a été récupérée pour être commercialisée dans le but d’obtenir de l’acide formique destinée à la teinture et à l’élaboration de solvants.
Fermée par l’administration pénitentiaire en 1934, la prison de Guingamp a rouvert ses portes de 1937 à 1938 pour loger des réfugiés républicains espagnols exilés dans le cadre de la « Retirada ». Ce sont ensuite des résistants et des Juifs qui, entre 1940 et 1944, ont été internés à Guingamp par les troupes d’occupation allemandes avant de céder la place après la Libération de la région à des collaborateurs et des militants d’extrême droite du PNB (Parti National Breton) compromis avec les nazis. Les purges terminées, ce sont uniquement des détenus de droit commun qui ont été incarcérés en ce lieu.
Officiellement désaffectée en 1951, la prison de Guingamp, devenue un lieu d’archivage de documents départementaux, a été classée monument historique en décembre 1997. Directement inspiré du modèle né à Philadelphie, cet établissement pénitentiaire pionnier reste le seul du genre sur le continent européen et, à ce titre, revêt une importance patrimoniale de premier plan. La prison comporte dans sa partie la plus remarquable 35 cellules – d’environ 7 m² pour la plupart d’entre elles –, la plupart étant disposées autour d’une cour centrale qui comporte à l’étage une galerie supportée par d’élégantes colonnes. Le reste de la prison est constitué de l’ancien logement du concierge, des salles de repos des gardiens et de différents bâtiments de service et d’administration.
Le passé carcéral étant révolu s’est tout naturellement posée la question de la destination de ces bâtiments classés. Après des décennies de maintien en état a minima et d’indécision sur l’avenir du site, l’ancienne prison guingampaise a finalement été en grande partie réhabilitée moyennant plus de deux ans de travaux et une dépense d’environ 7 millions d’euros. Un projet résolument mis au service de la culture et de l’art dans lequel l’histoire de cet établissement n’a pas été oublié : trois cellules ont à cet égard été maintenues « dans leur jus » comme diraient les antiquaires ; il ne manque plus dans l’ancienne prison que le bruit des sabots à clou sur le pavé des cours.
Géré par les membres du Centre d’art GwinZegal**, ce nouveau lieu de création artistique offre depuis le week-end dernier aux visiteurs des espaces d’exposition – principalement dédiés à la photographie –, un centre de ressources et de documentation sur l’architecture et le patrimoine ainsi que des aménagements ludiques pour les enfants. Des artistes pourront même être accueillis sur place en résidence. Des femmes et des hommes qui, paradoxalement, feront de cet ancien lieu de réclusion un espace de liberté créatrice.
* Cet ancien nom du département des Côtes d’Armor a été modifié en 1990. Un changement qui a également touché l’appellation bretonne : naguère dénommé Aodoú-an-Hanternoz, ce département est devenu Aodoú-an-Arvor.
** Gwin-Zegal est à l’origine le nom d’une plage et d’un petit mouillage à l’ancienne de la commune de Plouha. Un nom (gwinizh = blé, segal = seigle) qui viendrait des céréales autrefois cultivées sur les parcelles situées en haut de la falaise. Contrairement aux ports modernes, les bateaux y sont amarrés à des pieux de bois de 8 à 10 mètres fichés avec leurs racines dans le sable et ceints de pierres à leur base. Ce site, très spectaculaire, est l’un des préférés des Costarmoricains (lien).
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