Après Outreau et Clearstream, les avocats doivent-ils rester auxiliaires de justice ?
Ce n’est pas à l’occasion d’un dossier comme Clearstream qu’on verra, dans le comportement des avocats, les dysfonctionnements que dénoncent les parlementaires dans leur rapport sur l’affaire d’Outreau, avec des justiciables laissés matériellement sans défense. Les parties en présence sont très loin d’être les mêmes. Les évolutions récentes des deux affaires sont également très différentes. Mais précisément, l’inopportunité de plus en plus évidente des comparaisons entre Outreau et les affaires à connotation financière ou industrielle constitue par elle-même une excellente piste pour une réforme de la Justice. A commencer par le rôle, les missions et les attributions des avocats.
Le rapport de la Commission d’enquête parlementaire sur l’affaire d’Outreau est long mais très utile, qu’on soit ou non d’accord avec les propositions de cette commission. Sa diffusion a été suivie de peu par celle du rapport de l’Inspection générale des services judiciaires qui émet de nombreuses critiques mais conclut à l’inexistence d’une quelconque faute professionnelle caractérisée. Le rapport de l’IGSJ a suscité un certain nombre de réactions, y compris au sein même de l’UMP et de la part du président de ce parti Nicolas Sarkozy ou du rapporteur de la commission parlementaire Philippe Houillon. Le garde des sceaux a dû alors, à moins d’un an des élections de 2007, offrir à l’opinion publique le geste symbolique que représente la saisine du Conseil supérieur de la magistrature sur les éventuelles responsabilités du juge d’instruction Fabrice Burgaud et du procureur Gérald Lesigne. Les dépêches faisant état de cette saisine nous annoncent une « longue instruction » de l’affaire. Plus globalement, en ce qui concerne les perspectives de réforme de la Justice, la Commission d’enquête parlementaire vient de se déclarer déçue par le ministre de la Justice.
Mais l’ancienne garde des sceaux Elisabeth Guigou se plaint de ce qu’elle considère comme une « chasse aux sorcières » contre le juge Burgaud (AFP, lundi 12 juin 2006, 12h26), au motif que beaucoup d’autres magistrats ont été impliqués dans l’affaire et qu’il y a eu aussi des avocats, des experts, des policiers... D’après une dépêche AP, elle a condamné « l’idée fixe de la droite de punir les juges » et parlé de « bouc émissaire » à propos de Fabrice Burgaud. Le site du Parti socialiste écrit à son tour, dans une note employant à peu près les mêmes termes : "Tant le syndicat de la magistrature que le Parti socialiste s’indignent de cette chasse aux sorcières qui masque les profonds désordres de l’ensemble de la hiérarchie judiciaire et de son champ d’action" et reproduit des déclarations de Marylise Lebranchu ainsi que de Robert Badinter.
En effet, les responsabilités encourues semblent bien être nombreuses. Mais dans ce cas, et vu qu’il s’agit d’un total de plus de 25 ans de détention infligés à des innocents, il aurait semblé logique que, plutôt que de crier après coup à la chasse aux sorcières, les responsables du Parti socialiste devancent le garde des sceaux en fonction pour réclamer une procédure disciplinaire globale. Quant aux possibles réformes des corps professionnels, si on suit jusqu’au bout l’analyse de Mme Guigou et du Parti socialiste, il faudrait également les envisager ailleurs que dans la magistrature. Notamment, pour le métier d’avocat. Le rapport de la commission parlementaire sur Outreau nous rappelle qu’ « il a existé des dysfonctionnements parmi les avocats. Il y en a qui ne sont pas allés voir leur client » (déclaration d’un avocat, audition du 26 janvier dernier). C’est grave, mais est-ce vraiment exceptionnel ? Les barreaux contrôlent-ils si chaque avocat désigné au titre de l’aide juridictionnelle a effectivement contacté son client et entrepris des démarches ? Tel ne semble pas être le cas.
Dans une sous-section intitulée : « a) Des confrontations et interrogatoires sans avocat » au sein de la section « 3. Les failles dans l’organisation du barreau de Boulogne-sur-Mer » du chapitre « V. L’exercice entravé des droits de la défense », la commission parlementaire expose d’incroyables constats. Un avocat déclare que l’un des mis en examen « s’était vu, comme c’est habituellement le cas, désigner des avocats commis d’office. Mais nos confrères ne peuvent pas forcément toujours assumer la charge que représente une défense au titre de la commission d’office ». Sauf qu’apparemment, les avocats peuvent sans problème assumer la défense des clients qui les payent bien... Dans un courrier adressé à la Commission après l’audition, le bâtonnier reconnaît que le justiciable « n’était pas assisté de son avocat » pour « un acte majeur de la procédure, c’est-à-dire la confrontation organisée par le juge d’instruction le 7 janvier 2002 ». Il ajoute que cette absence était due, d’après l’avocat, à « un mouvement de grève pour protester sur les conditions d’indemnisation de l’aide légale » et que c’est « par solidarité » avec ce mouvement qu’il « n’avait pas répondu à la convocation du juge Burgaud ». Mais la grève pouvait-elle valablement justifier une telle absence sans même répondre à la convocation ? Et pourquoi le bâtonnier n’avait-il pas effectué ces vérifications dès janvier 2002 ? Pour ce même justiciable, qui n’a été acquitté qu’en décembre 2005, le rapporteur Philippe Houillon, lui-même ancien bâtonnier, constate et souligne en gras que : « six avocats se sont succédé... certains abandonnant le dossier puis le reprenant en charge, ce qui n’est pas le signe d’une véritable et rigoureuse implication de la défense dans la procédure ».
En même temps, on assiste à des développements de plus en plus spectaculaires dans l’affaire Clearstream, doublés d’une crise industrielle sérieuse d’EADS et d’Airbus accompagnée à son tour de rebondissements boursiers... Un tableau d’ensemble sur lequel les citoyens peuvent difficilement ne pas se poser des questions. On pense d’autant plus naturellement à une véritable débâcle des milieux « décideurs » dans le pays, que les problèmes de Vivendi n’ont pas eu le temps matériel de s’effacer des mémoires. Pour ne pas parler d’Eurotunnel et des promesses qui avaient été faites dans le temps, par les responsables du pays et les établissements financiers, aux épargnants invités à devenir actionnaires... Dans le volet judiciaire en cours de Clearstream, Renaud van Ruymbeke a très rapidement été mis sur la sellette mais, dans les informations publiques dont on dispose, on découvre la présence d’avocats dès le début de l’affaire. On a vu également des avocats prestigieux prendre les devants de la scène lorsqu’il s’est agi de qualifier Clearstream d’ « Outreau politique » ou de se référer aux « droits de la défense » dans l’affaire d’Outreau pour s’opposer à la circulaire européenne contre le blanchiment.
Des magistrats se plaignent de liens de dépendance excessifs des avocats avec leurs clients riches et influents, et les appellent publiquement à la « loyauté envers le juge », à l’« indépendance à l’égard du client »... Mais personne ne nie la réalité objective de l’évolution du métier d’avocat qui, à l’égard des sociétés et des milieux financiers, des grandes administrations, des riches, des personnalités influentes... est devenu un véritable conseiller, soudé avec le client, et n’est plus une simple défense. Nul ne prétend le contraire, mais on ne semble pas pressé d’en tirer toutes les conséquences. C’est là, précisément, que la circulaire sur le blanchiment « dérange », car elle met les pieds dans le plat, et c’est toute la différence entre les questions de fond de l’affaire Clearstream et celles soulevées par l’affaire d’Outreau où les « petits » justiciables n’avaient aucune emprise de ce genre sur leurs avocats, bien au contraire !
Si la comparaison entre Outreau et Clearstream peut apporter un élément utile, c’est précisément le contraste accablant entre l’extrême diligence dont font preuve les avocats des personnalités influentes et des grandes entreprises dans l’affaire Clearstream, et le comportement d’un certain nombre d’avocats de l’affaire d’Outreau qui en sont arrivés à l’absentéisme pur et simple. On peut dès lors se poser la question de l’opportunité de considérer l’avocat comme un auxiliaire de justice. D’autant plus qu’il paraît inévitable de se demander si un auxiliaire de justice peut valablement être en même temps le conseiller d’une multinationale, d’une banque, d’une administration, d’un « décideur »... Non seulement du point de vue de la déontologie de l’examen des affaires à connotation industrielle, financière ou politique, mais aussi pour la défense des « petits justiciables ». Car, dans un contexte où l’avocat s’implique de plus en plus directement dans d’importants intérêts financiers ou politiques, les justiciables sans influence ne risquent-ils pas de faire les frais de « stratégies d’ensemble » de leurs avocats dont le contrôle et l’existence même leur échapperont complètement ? Un danger d’autant plus tangible que le dossier préparatoire de la dernière convention de l’UMP dans ce domaine reconnaît explicitement que la majorité des Français ne dispose plus, actuellement, de moyens financiers pour entreprendre une action conséquente en Justice. Qui, alors, « fait vivre » les cabinets d’avocats ?
La grande majorité des citoyens devant se défendre en Justice n’ont plus aucun moyen de contrôle sur les rapports entre avocats et entre cabinets, entre les avocats et les entreprises et administrations, voire entre les avocats et les tribunaux. A fortiori, sur les réseaux d’influence, les intérêts confidentiels et d’autres phénomènes sociaux et professionnels qu’a amenés l’évolution des deux dernières décennies dans les pays industrialisés. Dans ces conditions, la situation de véritable prééminence juridique dont bénéficie actuellement l’avocat par rapport à son client ne risque-t-elle pas de se retourner contre le droit effectif d’accès à la Justice pour le plus grand nombre ? L’évolution des lois et décrets façonnant la Justice française depuis les années 1990 est allée systématiquement dans le sens d’une restriction des possibilités d’action autonome de la part des citoyens et d’un renforcement de l’obligation de ministère d’avocat. Au fond, on a cherché à utiliser les avocats comme un filtre de la défense de nos droits. La catastrophe d’Outreau devrait inciter les politiques à une rectification radicale. Autrement, on risque de voir proliférer des situations où, pour faire valoir ses droits en Justice, on devra faire face à la fois aux parties adverses et à leurs avocats, à certains juges... et à son propre avocat ! C’est déjà, au fond, ce qui s’est produit à Outreau, sauf que les victimes de ces situations n’ont pas réussi à s’en sortir et se sont retrouvées en prison pour des durées qui inspirent l’horreur à tout républicain conscient.
Il y a eu, de mon modeste point de vue, un premier pas intellectuel dans la bonne direction lorsque, en janvier dernier, le juge van Ruymbeke a proposé la suppression du secret de l’instruction. Un autre geste postif est celui de la commission d’enquête sur Outreau, lorsqu’elle demande notamment le passage du "droit indirect", pour une personne mise en examen, de voir son avocat accéder au dossier, à un droit direct en la matière. La phrase qui suit figure en gras dans son rapport : « La commission estime, pour sa part, que la personne mise en examen, qui est, faut-il le rappeler, concernée au premier chef par l’issue de la procédure judiciaire, devrait bénéficier du droit d’accéder à son dossier sans restriction aucune ».
On ne peut qu’être d’accord mais il faut, à mon sens, aller plus loin. Dans toutes les juridictions, l’avocat doit aider le justiciable, le conseiller, lui fournir l’apport juridique nécessaire, le représenter avec son accord et avec un mandat précis... mais ne doit pas pouvoir, sauf circonstances exceptionnelles, se substituer à lui contre sa volonté ni bloquer ses démarches. Il ne doit pas « commander ». Ce qui implique, de façon générale, la suppression de l’obligation de ministère d’avocat ou d’avoué pour introduire une action en Justice. Avec une telle mesure, il paraît également nécessaire de restructurer globalement la profession d’avocat et de supprimer l’Ordre des avocats au Conseil d’Etat et à la Cour de cassation, dont l’existence même réserve l’exercice d’une importante catégorie de recours à une centaine d’avocats dans l’ensemble du pays. Ce ne sont que quelques propositions au sein de ce qui m’apparaît comme un nécessaire changement dans le fonctionnement global de la Justice française.
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