Les « oubliés » de l’île Saint-Paul
Il est à Concarneau (Finistère) une plaque commémorative émouvante. Dédiée « Aux "oubliés" de l’île Saint-Paul », elle énumère les noms des héros malgré eux d’une tragique négligence commise en 1930. Ils étaient sept : six hommes et une femme auxquels il convient d’ajouter un enfant né sur place. Victimes de terribles privations, quatre des adultes et le nourrisson sont morts sur cette terre australe si lointaine et si inhospitalière...
Située dans la partie australe de l’Océan indien, à 1400 km au nord des îles Kerguelen et 90 km au sud-ouest de l’île Amsterdam, l’île Saint-Paul est un rocher de 8 km² constitué par la partie émergée d’un ancien cône volcanique. Un confetti* minéral désolé, perdu au milieu des flots. Battue en permanence par les Quarantièmes rugissants et totalement dénuée d’arbres et d’arbustes – on ne trouve sur place que des fougères, des plantes herbacées et des lichens –, cette île désertique, seulement habitée par des oiseaux de mer, des phoques et des otaries, n’avait pas la moindre chance de séduire l’homme en vue d’un peuplement durable.
Or, il se trouve que les eaux de l’île Saint-Paul sont très riches en poissons, et surtout en langoustes (genre Jasus). Après quelques séjours plus ou moins longs de navigateurs et de scientifiques au cours du 19e siècle, c’est au tour des industriels – encouragés par l’État français – de s’intéresser à cette île, et plus particulièrement à ses ressources en crustacés. En l’occurrence les frères Henry et René Émile Bossière, des armateurs havrais déjà implantés aux Kerguelen où ils exploitent principalement l’huile d’éléphant de mer. Leur projet : mettre sur pied des campagnes d’été pour pêcher la langouste de Saint-Paul et la conditionner sur place dans une usine spécialement construite à cet effet.
Dès 1928-1929, le projet est, dans le cadre d’une nouvelle société havraise dénommée La langouste française, mené à bien d’octobre à mars par 28 Bretons de la région de Concarneau recrutés pour leur savoir-faire en matière de conditionnement en conserve et secondés par des assistants malgaches mal rémunérés. En fin de campagne, ce sont 50 000 boîtes de conserve de langouste qui sont acheminées par l’Austral vers La Réunion puis vers la France pour y être commercialisées. L’affaire étant prometteuse en termes de rentabilité, une nouvelle campagne est engagée durant l’automne 1929 avec des moyens accrus en matériel et en personnel.
« Dans cette île où il n’y a rien, il y a un cimetière » (Louis Herlédan)
Pour mener à bien cette seconde année d’exploitation, ce sont 29 Bretons et 90 Malgaches qui sont débarqués à Saint-Paul. Au terme de la campagne, l’Austral embarque en mars 1930 un chargement de 400 000 boîtes de conserve et l’ensemble du personnel, exception faite de 6 hommes et 1 femme enceinte. Tous volontaires, ces sept-là sont chargés de veiller aux installations pour les prémunir de dégâts pouvant être occasionnés par les tempêtes hivernales de l’hémisphère sud. Ils seront ravitaillés en juin par un autre navire, ont promis l’administrateur de l’armement, Alfred Caillé, et le directeur adjoint, Henri Fargon. Une promesse qui, malheureusement, ne sera jamais tenue.
La campagne suivante ayant pris beaucoup de retard du fait notamment d’une avarie de l’Austral, ce n’est que le 6 décembre 1930 qu’arrive sur place un autre navire, spécialement affrété : l’Ïle Saint-Paul. Des 7 volontaires restés sur l’île pour l’hivernage, 4 sont morts : l’un, Pierre Quillivic (18 ans, de Plouhinec), a disparu lors d’une sortie en mer sur un canot ; les 3 autres, nourris presqu’exclusivement de conserves faute de fruits et de légumes, sont décédés du scorbut : Victor Le Brunou (28 ans, de Concarneau), Emmanuel Puloc’h (28 ans, de Trégunc) et le jeune François Ramamonzi (18 ans, de Madagascar). Morte également, à l’âge de 2 mois, la petite Paule Le Brunou, née sur ce rocher hostile.
Louis Herlédan (18 ans, de Riec-sur-Belon), Louise Le Brunou (31 ans, de Concarneau), la mère de Paule, et Julien Le Huludut (26 ans, de Concarneau) ont survécu aux privations. De retour en métropole, ils porteront plainte en juillet 1931 contre les responsables de La langouste française, de même que les familles des disparus. Peu importe aux armateurs dont l’action judiciaire à venir est le cadet des préoccupations : ils attendent de la nouvelle campagne une augmentation significative des capacités de production. Les frères Bossière espèrent même pouvoir maintenir sur place une activité permanente. Une épidémie de béribéri ruine définitivement ce projet en avril 1931 après avoir tué 44 employés malgaches.
Victimes d’un pragmatisme cynique meurtrier
Malgré une défense agressive des armateurs qui, avec un effarant cynisme, tentent de faire peser la responsabilité du drame sur les « gardiens » de l’île, La langouste française est condamnée en première instance en avril 1935. Un jugement confirmé par le tribunal d’appel en avril 1937. En pure perte : depuis des années en difficulté financière, la société créée par les frères Bossière a fait faillite et ne peut honorer ses contraintes judiciaires au bénéfice de ceux que le quotidien L’Humanité nomme dans un article à charge contre les industriels « Les esclaves de l’île morte ». Ni les survivants du drame ni les familles des victimes décédées sur le rocher volcanique de l’océan Indien ne percevront jamais la moindre indemnité.
« L’oubli drape les morts d’un second linceul », a écrit Lamartine en exprimant ainsi la nécessité de pérenniser la mémoire des disparus. Or, force est de reconnaître que le souvenir des « oubliés » de Saint-Paul, s’est lui-même très vite estompé. La faute au temps qui passe. La faute surtout à la 2e guerre mondiale qui, durant de longues années, a imposé des images de combats sanglants, de dévastations et de privations. Il a fallu attendre 2013 et la création d’une association à l’initiative de Maryvonne Tatéossian et Dominique Virlouvet, respectivement fille et petite-nièce de Julien Le Huludut, pour que naisse et aboutisse le double projet de commémoration à Saint-Paul et à Concarneau.
Le 30 novembre 2015, une plaque commémorative** était posée à l’île Saint-Paul et inaugurée par Cécile Pozzo di Borgo, préfète des TAAF (Terres australes et antarctiques françaises), en présence de Maryvonne Tatéossian et d’une partie de l’équipage du Marion Dufresne. Trois semaines plus tard, le 20 décembre 2015, un square situé quai de la Croix à Concarneau était dédié aux « oubliés » de l’île Saint-Paul. Tourné vers les immensités océanes, il entretient le souvenir des huit personnes dont les noms sont gravés sur la plaque commémorative jumelle. Huit êtres humains victimes d’un pragmatisme cynique meurtrier : trop coûteux pour l’armateur, le bateau ravitailleur promis n’avait jamais été affrété !
* Approximativement la superficie du 15e arrondissement de Paris.
** Cette œuvre a été dessinée et gravée par Jean Lemonnier, sculpteur et peintre officiel de la Marine.
Note : Classée « réserve naturelle intégrale » depuis 2006, l’île Saint-Paul est interdite à toute présence humaine. Seuls quelques scientifiques y ont accès de loin en loin, à titre exceptionnel.
À voir : vidéo de FR3 Bretagne réalisée lors de l’inauguration de Concarneau.
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